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Page:Jannet - Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle, 1892.djvu/96

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l’ordre économique. L’argent, pour l’appeler d’un seul mot, n’était plus seulement un instrument d’échange et un dénominateur de la valeur ; il devenait l’expression du capital disponible, à la fois parce qu’il a une puissance universelle d’acquisition relativement à tous les objets et à tous les services en quelque lieu du monde que ce soit, et parce que, ne se détériorant pas, il emmagasine cette puissance d’acquisition à la volonté de son détenteur.

Tel est le processus économique qui, s’est développé dans l’Europe occidentale à partir de la fin des migrations des peuples, c’est-à-dire depuis le xe siècle, et qui, par un progrès d’abord lent, puis accéléré, mais toujours opérant dans la même direction, a abouti à l’état de choses dans lequel nous vivons.

Une situation à peu près semblable s’était produite au vie siècle avant Jésus-Christ chez les Grecs, peuple essentiellement manufacturier et commerçant. Solon exprimait la notion fondamentale de cet état économique en disant, dans un de ses distiques moraux, qu’aucune limite fixe n’est posée à la richesse pour les hommes. Aristote, qui nous a conservé cet aphorisme, le conteste à tort, tout en reconnaissant un peu plus loin que la richesse dérivée du commerce peut être développée indéfiniment[1]. Le procédé déductif l’emporte ici chez lui sur l’observation des faits et cette première erreur l’entraîne à méconnaître la qualité que la monnaie a d’emmagasiner la valeur et à ne voir en elle qu’un instrument d’échange[2] ; de là sa

  1. Aristote, Politique, liv. I, chap. iii, §§ 9, 16, 18, 23. Rigoureusement parlant, l’acquisition des richesses, par quelque procédé que ce soit, est limitée comme toutes les choses humaines ; mais quand il s’agit de richesses consistant en métaux précieux et surtout en titres fiduciaires, en crédits en banque (et les gens de ce temps-là en connaissaient parfaitement l’usage), qui représentent des accumulations de services, la limite est si éloignée que l’on peut pratiquement n’en pas tenir compte.
  2. Ibid., §§ 14, 15, 16, 23. Dans la théorie d’Aristote sur la monnaie, il y a une contradiction ; au § 14, la monnaie doit être « une marchandise utile par elle-même » ; au §16 : « l’argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins…; » et plus loin, § 23 : « l’argent ne devrait servir qu’à l’échange. » On n’a pas jusqu’ici assez fait attention à cette erreur capitale de la Politique dans la théorie de la monnaie. Elle ne se trouve pas dans le passage de la Morale à Nicomaque, liv. V, chap. v, où Aristote a traité le même sujet.