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Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/114

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sans scandale de la joie à la douleur, de la douleur à la joie, puisque c’est Dieu même qui crée ce passage, et puisque, en allant de l’une à l’autre, les âmes sont portées par les courants mêmes de la vie divine. Ainsi, selon que le monde, dans sa destinée tourmentée, dans son mouvement inquiet, oscille vers la contradiction ou vers l’harmonie, les quantités vagues de joie et de douleur qui sont en lui varient incessamment. Si le monde rencontre une heure d’harmonie provisoire où toute souffrance semble disparaître, qu’il ne s’enivre pas de sa joie, car cette harmonie n’est pas définitive ; il subsiste au fond de l’univers une contradiction éternelle, une racine obscure de souffrance, et ce qui n’était, dans un moment d’équilibre instable, qu’un vague malaise inaperçu, cet équilibre à peine détruit, est de la douleur. Et, en revanche, le monde pourrait traverser, sans s’y décourager et s’y perdre, une heure d’universelle souffrance ; car l’activité divine qui le déploie reste comme un ressort infatigable de joie, et le monde, comme un astre qui sort de l’ombre, sortirait de la douleur. C’est ce qui rend la vie du monde si dramatique. La bataille n’est jamais tout à fait gagnée ; elle n’est jamais tout à fait perdue.

De même que, dans une période d’extrême barbarie, les âmes peuvent avoir des mouvements soudains de générosité et que, dans une période de culture morale, elles peuvent, sous le poids de l’égoïsme, redescendre au-dessous même de la barbarie, de même l’univers peut développer soudain d’un chaos triste l’ordre et la joie, et soudain aussi retomber de l’équilibre et de la joie au-dessous même du chaos. Sans doute, le progrès n’est pas une vanité, mais il élève, transforme et élargit les conditions de la lutte : il ne la supprime pas. Le