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HISTOIRE SOCIALISTE

ainsi, au tocsin de ses cloches exaspérées, mobiliser des foules brutales et serviles au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Victor.

La Ligue est une tentative désespérée de l’Église pour appliquer le système de la clientèle cléricale du moyen âge au gouvernement politique d’une grande cité moderne ; et elle disposait à Paris d’une propriété foncière assez importante pour avoir un moment tenu cette gageure contre la bourgeoisie et contre le roi. Évidemment, ce ne pouvait être qu’une crise. Ou bien l’Église arrêterait le mouvement économique de Paris, paralyserait son commerce et son industrie, et maintiendrait ses artisans dans une dépendance équivoque, demi-ouvriers, demi-mendiants, et c’était fait de Paris, et c’était fait de la France : ou bien la croissance économique de la bourgeoisie devait éliminer peu à peu ou subordonner à la propriété industrielle et marchande la puissance foncière de l’Église et assurer la domination politique bourgeoise, et c’est en effet le chemin qu’a pris l’histoire.

Mais dans cette période incertaine du seizième siècle, quand la force économique de l’Église pouvait encore tenir en échec la force de la propriété bourgeoise, quand l’Église pouvait recruter des milliers d’assommeurs dans ces fameux faubourgs où plus tard la Révolution recrutera ses piques et les plus purs de ses combattants, Paris, se débattant sous les prises du passé et grisé de fanatisme ne pouvait conduire et sauver la France : c’est la France au contraire qui le sauva : avec Henri IV, Richelieu, Mazarin, la bourgeoisie put développer en liberté ses affaires. Sans adhérer précisément à la Réforme, la pensée française se dégagea de l’étreinte sauvage des moines. Paris ne devint pas, comme certaines grandes villes d’Allemagne ou de Hollande une ville protestante, mais son catholicisme ne fut plus celui de la Ligue.

Ainsi Descartes, avec quelques précautions et sans trop de danger, put inaugurer, dès le premier tiers du xviie siècle, ce magnifique mouvement de pensée libre, de philosophie rationnelle et de science méthodique qui se continuera jusqu’à Monge, Laplace et Berthollet, grands génies mêlés à la Révolution. Descartes se croyait seul. « Je me promène, disait-il, dans les plus grandes cités comme dans une solitude, et les hommes que je rencontre ne sont pour moi que les arbres d’une forêt. »

En réalité, il était couvert et protégea son insu, jusqu’en ses méditations les plus hardies, par la force de liberté intellectuelle que développait la bourgeoisie grandissante, en France comme en Hollande, à Paris comme à Amsterdam. De même, à un niveau inférieur de hardiesse et de pensée, le Jansénisme représentera pendant un siècle et demi, du grand Arnaud aux députés de la Constituante, Camus et Grégoire, un compromis entre l’unité catholique et l’individualisme bourgeois, entre l’inflexibilité du dogme et la probité de la conscience. Le Jansénisme, pendant près de deux siècles, a eu un très grand crédit auprès de la bourgeoisie française, et, particulièrement, de la bourgeoisie parisienne.