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HISTOIRE SOCIALISTE

Fersen, le Suédois mélancolique et réfléchi, le correspondant et le conseiller de Marie-Antoinette de 1790 à 1792, bien qu’il blâmât l’émigration exprime lui-même cet espoir. À plusieurs reprises, il écrit : « Ce sera pour l’hiver prochain ». Le dommage causé à Paris par le départ des nobles n’était certes point négligeable, mais pour que le coup fût décisif et produisit un effet contre-révolutionnaire, il aurait fallu à la riche noblesse une puissance économique qu’elle n’avait plus relativement à l’ensemble des forces sociales. La bourgeoisie toute seule avait dès lors une suffisante puissance d’achat pour maintenir, pendant le passage dangereux, l’équilibre du système. La grève des acheteurs organisée par la contre-révolution pouvait blesser et irriter Paris, mais elle ne pouvait l’abattre et ne servait dès lors qu’à le pousser plus avant dans la voie révolutionnaire.

En contribuant par leur départ, comme l’indique Necker, à la sortie du numéraire, les émigrés ne firent que hâter le régime des assignats et l’expropriation générale des biens ecclésiastiques. En privant de leur clientèle accoutumée une partie des artisans de Paris, ils les excitèrent jusqu’à la fureur mais comme ces lacunes de travail, soudainement creusées, n’étaient point suffisantes à entraîner une vaste ruine et un éboulement du système économique de Paris, les émigrés ne réussirent ici encore qu’à accélérer le mouvement de la Révolution.

Mercier constate, dans son tableau de Paris en 1797 que les motions les plus furieuses furent faites dans les sections par les ouvriers cordonniers tapissiers et autres que l’émigration des nobles avait privés d’une partie au moins de leur travail. Et que désiraient-ils ? Qu’une guerre d’extermination leur fût faite ; que tous les biens laissés par eux en France fussent confisqués par la nation et remis dans le mouvement pour ranimer les affaires. En attendant ils servaient le riche bourgeois ; et comment même les arts les plus factices, ceux même que Rousseau condamnait le plus auraient-ils sombré par la seule abstention des nobles, quand pendant tout le dix-huitième siècle c’est la riche bourgeoisie qui avait, si je peux dire, mené le train ? Il semble même que la surexcitation révolutionnaire, la confiance et l’élan de la bourgeoisie victorieuse, l’affermissement de la dette publique et le mouvement d’affaires auquel donna lieu la vente commencée des biens du clergé aient au moins dans les trois premières années de la Révolution, excité la production et les échanges.

On peut très logiquement conclure de ce qui se passait à Lyon pour l’industrie de la soierie, qui est l’industrie de luxe par excellence, à tous les arts de luxe de Paris. Or le voyageur allemand Reichardt, musicien de talent observateur pénétrant et exact, constate à Lyon, en mars 1792, c’est-à-dire huit mois après la secousse de Varennes, et quand les premiers grondements de la guerre prochaine commençaient à inquiéter l’horizon, une vie de société extrêmement brillante et active. La haute bourgeoisie lyonnaise multiplie les