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HISTOIRE SOCIALISTE

bals, les soupers, où les femmes rivalisent de luxe avec leurs capotes de dentelle, leurs claires toilettes roses et bleues. Comment la haute bourgeoisie eût-elle pu déployer cette hardiesse, cette élégance et cette joie si elle avait été menacée par le déclin de son industrie magnifique, et si elle avait senti monter vers elle la colère d’un peuple sans travail et sans pain ?

J’ai déjà noté aussi, d’après les tableaux dressés par Julianny, l’accroissement du chiffre d’affaires de Marseille de 1789 à 1792, et je relève dans Barnave une très importante constatation générale qui s’applique évidemment à Paris comme aux autres villes du royaume. Il écrit en 1792 : « Lorsque l’Assemblée Constituante s’est séparée, la nation n’avait point encore sensiblement perdu en hommes et en richesses… Un grand nombre d’individus avaient souffert dans leur fortune, mais la masse générale des richesses n’avait point déchu. Le commerce maritime pouvait avoir essuyé quelques pertes, mais l’agriculture n’avait cessé de fleurir et les manufactures avaient acquis un degré d’activité supérieur à tout ce qui avait existé dans d’autres temps. »

Enfin, pour Paris même, Mirabeau d’abord, Fersen ensuite, écrivent à plusieurs reprises de 89 à 92, « qu’on a de la peine à retenir les ouvriers dans les ateliers ». La fièvre révolutionnaire les jetait dans la rue ou dans les clubs. Mais qui ne comprend pas que s’ils avaient été épuisés par de longs et fréquents chômages, ils n’auraient pas ainsi supporté avec impatience les rares journées de travail sauveur ? Il semble bien que les fâcheuses conséquences du terrible hiver de 1788-1789 ne se sont pas étendues au delà de l’année 1789. J’en donnerai plusieurs preuves. Mais si dès maintenant je fais entrevoir, en une sorte de clarté anticipée, que la défection ou le soulèvement de la noblesse ne parvinrent pas à infliger à la Révolution une crise économique profonde, c’est parce qu’il n’est point de preuve plus décisive de la puissance économique de la bourgeoisie. Elle était assez forte, même au point le plus agité et le plus surchargé, pour porter seule tout le système de la production et des échanges ; elle peut consommer au défaut des nobles, et malgré l’émigration des plus grandes fortunes nobiliaires et princières, elle peut soutenir au-dessus de l’abîme la Révolution, en soutenant la nation même. C’est un pont aux arches profondes et solides qu’elle jette par-dessus le gouffre.

Ainsi, le prolétariat parisien, muni par la bourgeoisie parisienne d’un suffisant travail et de suffisantes ressources ne sera point condamné à retourner à l’ancien régime comme une clientèle affamée ; il pourra marcher, intrépidement dans les voies de la Révolution bourgeoise.

Mais lui-même n’avait-il point comme prolétariat une conscience déclasse déjà éveillée ? A la question posée ainsi, sous une forme toute moderne, il n’est pas possible de répondre ; la conscience du prolétariat est encore ambiguë et indéterminée comme le prolétariat lui-même. Tout d’abord, dans quelle mesure la conception sociale des ouvriers différait-elle, en 1789, de la con-