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HISTOIRE SOCIALISTE

ception bourgeoise ? M. André Lichtenberger, dans deux livres intéressants, Le Socialisme au dix-huitième siècle ; Le Socialisme et la Révolution française a réuni un grand nombre de textes où la pensée socialiste semble s’affirmer ; M. Lichtenberger n’a tiré que des conclusions très prudentes et très sages. Il reconnaît très justement que dans la plupart des écrivains et des philosophes du dix-huitième siècle « la pensée socialiste  » a un tour purement spéculatif et moral et qu’elle n’est point un appel à des forces nouvelles, aux intérêts et aux passions du peuple ouvrier. Quant aux brochures qui inondèrent littéralement Paris dans les six mois qui précédèrent la réunion des États généraux, sur cinq mille qu’a dépouillées M. Lichtenberger, il en est à peine vingt qui protestent contre les souffrances et la dépendance des salariés, des manouvriers, et qui touchent au problème de la propriété ; elles n’eurent d’ailleurs qu’un très faible retentissement.

Mais M. Lichtenberger lui-même, en isolant ces textes, en a involontairement exagéré la valeur et parfois même déformé le sens. Qu’importe par exemple que les prolétaires de Paris aient pu lire dans une page de Linguet, en sa théorie des lois civiles publiée en 1767 : « Les manouvriers gémissent sous les haillons dégoûtants qui sont la livrée de l’indigence. Ils n’ont jamais part à l’abondance dont leur travail est la source. La richesse semble leur faire grâce quand elle veut bien agréer les présents qu’ils lui font. Elle leur prodigue les mépris les plus outrageants. Ce sont les domestiques qui ont vraiment remplacé les serfs parmi nous ; c’est sans contredit une très nombreuse et la plus nombreuse portion de chaque nation.

« Il s’agit d’examiner quel est le gain effectif que lui a procuré la suppression de l’esclavage. Je le dis avec autant de douleur que de franchise : tout ce qu’ils ont gagné, c’est d’être à chaque instant tourmentés par la crainte de mourir de faim, malheur dont étaient au moins exempts leurs prédécesseurs dans ce dernier rang de l’humanité. » Et qu’importe encore qu’il ait varié ce thème en paroles ardentes ? « Le travailleur est libre, dites-vous ; eh ! voilà son malheur : il ne tient à personne, mais aussi personne ne tient à lui… Les journaliers naissent, croissent et s’élèvent pour le service de l’opulence, sans lui causer les moindres frais, comme le gibier qu’elle ramasse sur terres.

« C’est une triste ironie de dire que les ouvriers sont libres et n’ont pas de maîtres. Ils en ont un, et le plus terrible, le plus impérieux des maîtres. Le pauvre n’est point libre, et il sert en tous pays. Ils ne sont pas aux ordres d’un homme en particulier, mais à ceux de tous en général.

Oui, à quoi pouvaient servir au prolétaire ces paroles de feu, puisque Linguet n’avait d’autre but que de rabattre l’orgueil de la philosophie et de la société moderne, et de glorifier l’antique rétame féodal  ? Il s’écriait : « Que les esclaves d’Amérique ne gémissent point de leur sort, et qu’ils craignent un affranchissement qui les plongerait dans un plus triste état. » De quel