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HISTOIRE SOCIALISTE

autant de députés que les deux autres ordres, le clergé et la noblesse réunis. Et, bien que cette proportion fût loin de répondre à la proportion réelle des forces, elle suffisait à assurer la primauté du Tiers. Aussi est-ce avec une confiance entraînante qu’il prit part aux opérations électorales. Et malgré la brièveté des délais, il put partout, en ses cahiers, formuler sa pensée de réforme avec une ampleur et une précision admirables ; car dès longtemps elle était prête : et de toutes les communautés, de tous les bailliages, de toutes les villes, ce sont les mêmes vœux qui s’élèvent, ou plutôt les mêmes sommations.

Le mécanisme électoral était assez compliqué. Le bailliage ou la sénéchaussée était la circonscription électorale. Bailliage et sénéchaussée étaient des divisions d’origine féodale. Le bailli, le sénéchal étaient les représentants du seigneur ; ils exerçaient en son nom le pouvoir militaire ou le pouvoir judiciaire. Ces fonctions avaient disparu avec la puissance féodale, et dans la France moderne et monarchique, divisée, au point de vue militaire, en gouvernements, au point de vue civil, en intendances, au point de vue judiciaire en circonscriptions présidiales, le bailliage et la sénéchaussée ne représentaient plus rien de réel et de vivant.

Mais dans l’ancienne France les formes surannées survivaient longtemps : et la mosaïque féodale des bailliages et des sénéchaussées se dessinait encore sur le fond mieux unifié de la France monarchique.

Ce sont ces vieilles divisions féodales qui ayant servi de cadre électoral aux États généraux de 1614 servirent encore de cadre électoral aux États généraux de 1789. Mais depuis 1614, un grand fait s’était produit : c’est la croissance du Tiers-État, caractérisée par la croissance des villes. Aussi un état spécial annexé au règlement du roi, contient une longue liste de villes qui pourront envoyer à l’assemblée générale du bailliage où aura lieu le choix définitif des députés, un nombre de délégués assez élevé, supérieur à celui de 1614.

Par exemple, tandis qu’en général les villes, (celles de peu d’importance), ne peuvent envoyer que quatre délégués aux assemblées de bailliage, Troyes peut en envoyer 24, Tours 24, Angers 30, Amiens 36, Caen 30, Toulon 40, Versailles 36, Saint-Étienne 12, Reims 30, Nantes 50, Montpellier 20, Nîmes 30, Toulouse 50, Rouen 80, Marseille 90, Lyon 150.

Ces chiffres nous donnent à peu près la mesure de l’importance proportionnelle des villes en 1789, telle du moins que l’administration royale pouvait la constater par ses statistiques très incertaines. Comme ce tableau des délégations exceptionnelles comprend environ deux cents villes, toutes celles qui ont quelque activité commerciale ou industrielle, c’est bien la bourgeoisie industrielle et marchande de France qui est assurée d’une large représentation sensiblement proportionnelle : et rien n’atteste mieux le progrès de la classe bourgeoise que cette dérogation au règlement de 1614.