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HISTOIRE SOCIALISTE

l’évolution même de la technique industrielle et agricole. Et, à grands traits, comme il convient dans un tableau forcément sommaire, nous marquerons l’influence de l’état économique sur les gouvernements, les littératures, les systèmes.

Mais nous n’oublions pas, Marx lui-même trop souvent rapetissé par des interprètes étroits, n’a jamais oublié que c’est sur des hommes qu’agissent les forces économiques. Or les hommes ont une diversité prodigieuse de passions et d’idées ; et la complication presque infinie de la vie humaine ne se laisse pas réduire brutalement, mécaniquement, à une formule économique. De plus, bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi, par les sens et par l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même.

Sans doute, la lumière même des étoiles les plus lointaines et les plus étrangères au système humain n’éveille, dans l’imagination du poète, que des rêves conformes à la sensibilité générale de son temps et au secret profond de la vie sociale, comme c’est de l’humidité cachée de la terre que le rayon de lune forme le brouillard léger qui flotte sur la prairie. En ce sens, même les vibrations stellaires, si hautes et si indifférentes qu’elles paraissent, sont harmonisées et appropriées par le système social et par les forces économiques qui le déterminent. Goethe, entrant un jour dans une manufacture, fut pris de dégoût pour ses vêtements qui exigeaient un si formidable appareil de production. Et pourtant, sans ce premier essor industriel de la bourgeoisie allemande, le vieux monde germanique, somnolent et morcelé, n’aurait pu ni éprouver ni comprendre ces magnifiques impatiences de vie qui font éclater l’âme de Faust.

Mais quel que soit le rapport de l’âme humaine, en ses rêves même les plus audacieux ou les plus subtils, avec le système économique et social, elle va au delà du milieu humain, dans l’immense milieu cosmique. Et le contact de l’univers fait vibrer en elle des forces mystérieuses et profondes, forces de l’éternelle vie mouvante qui précéda les sociétés humaines et qui les dépassera. Donc autant il serait vain et faux de nier la dépendance de la pensée et du rêve même à l’égard du système économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer sommairement le mouvement de la pensée humaine par la seule évolution des formes économiques. Très souvent l’esprit de l’homme s’appuie sur le système social pour le dépasser et lui résister ; entre l’esprit individuel et le pouvoir social il y a ainsi tout à la fois solidarité et conflit. C’est le système des nations et des monarchies modernes, à demi émancipées de l’Église, qui a permis la libre science des Kepler et des Galilée ; mais une fois en possession de la vérité, l’esprit ne relève plus ni du prince, ni de la société, ni de l’humanité ; c’est la vérité elle-même, avec son ordonnance et son enchaînement, qui devient, si