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HISTOIRE SOCIALISTE

tionnaire et la plus féconde, la plus détestée aussi de l’Église qui la dénonce aujourd’hui encore ait été d’abord suggérée par le clergé lui-même poussé à bout. Dans la noblesse, mêmes tiraillements, mêmes rivalités entre la pauvre noblesse rurale ou militaire et la noblesse de Cour. Mais de plus il y avait dans ce qu’on pourrait appeler la conscience politique et sociale des nobles une contradiction insoluble.

D’une part, ils tenaient beaucoup à leurs privilèges. Il est vrai qu’en bien des cahiers ils offrent le sacrifice de leur privilège en matière d’impôt : mais presque partout ils maintiennent le vote par ordre.

Or celui-ci, en assurant à la noblesse une primauté politique, rendait illusoire la concession d’ordre social qu’elle annonçait, car elle pouvait toujours la reprendre ; et d’ailleurs elle entendait bien, avec le vote par ordre, sauver tous ses droits féodaux, toutes les rentes foncières, tous les droits de champart et autres qu’elle prélevait sur les paysans ; elle dénonce dans la plupart de ses cahiers le rachat obligatoire des droits féodaux comme une atteinte à la propriété et elle inaugure pour les défendre la manœuvre si souvent renouvelée depuis par la grande propriété foncière, par le parti agrarien et antisémite. Elle prétend que l’abolition des droits féodaux fera le jeu des « capitalistes », parce qu’en simplifiant la propriété elle va en rendre plus facile l’accumulation aux mains des manieurs d’argent.

Et nous savons bien en effet que tant que l’ordre communiste ne sera pas réalisé, la propriété passera d’une classe à une autre classe sans que l’ensemble des citoyens, des producteurs y participe. Mais ce mouvement de la propriété n’est pas indifférent au peuple ; en immobilisant la terre aux mains des Seigneurs et de l’Église il eût fermé les voies à l’avenir. En déracinant le système féodal et la puissance de l’Église, il ne travaillait pas directement et immédiatement pour lui-même ; mais il suscitait la démocratie bourgeoise où le prolétariat paysan et ouvrier peut se développer enfin.

Aussi le réquisitoire des nobles contre les bourgeois riches, des féodaux contre les capitalistes ne réussira-t-il point à émouvoir le peuple de la Révolution.

Mais pendant que les nobles semblent s’obstiner ainsi à la défense du passé, ils suscitent aussi à leur façon le mouvement révolutionnaire. Je ne parle pas seulement de ceux que la généreuse philosophie du xviiie siècle avait touchés ; c’est comme élus de l’ordre de la noblesse que Lafayette, les Lameth, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt entrent à la Constituante. Mais la noblesse presque toute entière, comme ordre, voulait un changement dans la Constitution politique.

Elle réclamait « la liberté », et elle entendait par là que la toute puissance royale devait être limitée, que le despotisme ministériel devait être contenu. Au fond, elle avait été vaincue par la royauté, et elle avait une revanche à prendre. Elle ne pouvait la prendre directement, par une révolte des