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HISTOIRE SOCIALISTE

Quelle parole à l’heure même où partout, dans les cours des châteaux, flambaient les feux de délivrance qui dévoraient les vieux titres des chartriers ! on dirait que toutes les flammes allumées par les paysans viennent se concentrer dans l’Assemblée nationale elle-même, sur l’autel de la patrie devenu le bûcher des parchemins de servitude !

Par cette grandiose image qui ramasse au foyer même des lois les innombrables feux épars de la colère paysanne, Leguen de Kérangal faisait mieux que légitimer ce vaste embrasement ; il y associait en quelque sorte l’Assemblée nationale elle-même, et c’est en son nom, c’est par ses mains qu’il jetait à la flamme libératrice les titres de honte et l’oppression. Oui, grandiose image, mais pensée timide encore ; car ce sont seulement les titres de servitude personnelle que Leguen de Kérangal livre ainsi au feu. Il réserve aux autres moins humiliants, mais bien plus onéreux, le bénéfice du rachat.

Mais qu’importe ! l’Assemblée aura beau circonscrire le feu allumé par les paysans, elle aura beau en retirer, pour leur donner valeur sous une autre forme, les titres à demi consumés de l’exploitation seigneuriale, le cens, le champart, les rentes foncières.

Quand des paroles comme celles de Leguen de Kérangal ont jailli, tout l’horizon reste comme enflammé et malgré elle, l’Assemblée abolissait jusqu’au rachat par la façon même dont elle le proclamait. Écoutez en effet la suite de ce discours, si sincère à la fois et si contradictoire :

« Vous ne ramènerez, messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestations en argent rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques ; que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu’aux moindres dont il se plaint justement. Dites-lui que vous reconnaissez l’injustice de ces droits, acquis dans des temps d’ignorance et de ténèbres.

« Dans le bien de la paix, hâtez-vous de donner ces promesses à la France ; un cri général se fait entendre, vous n’avez pas un moment à perdre, un jour de délai occasionne de nouveaux embrasements ; la chute des empires est annoncée avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu’à la France dévastée ? »

L’appel était admirable, mais la contradiction était grave : tous ces droits sont injustes, et tous cependant doivent être rachetés ! Le paysan sera obligé de payer une rançon !

On devine qu’il y a là une difficulté terrible et qui sera résolue à grand peine par la suite de la Révolution ; mais, à cet instant, l’Assemblée ne parut pas y prendre garde. Elle se livra à un transport d’enthousiasme, comme si la solution du problème qui l’oppressait était définitivement trouvée. D’un côté, des représentants de la noblesse condamnaient eux-mêmes le vieux système féodal, ils proposaient l’abolition sans indemnité d’une partie des