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HISTOIRE SOCIALISTE


Le roi, violemment oppressé, ne put dire un mot. Lafayette promit en son nom que toutes mesures seraient prises dans l’intérêt du peuple. Puis, un instant après, le roi ayant retrouvé un peu de calme, reparut au balcon, et supplia le peuple, en termes touchants, de sauver la vie des gardes du corps menacés. « Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! » cria la foule. « Oui, je reviendrai à Paris, dit le roi, mais à condition que ce soit avec ma femme et mes enfants. »

Il savait l’impopularité de la reine et, par cette sorte de contrat avec le peuple, il la plaçait sous la sauvegarde de la loyauté parisienne. Louis XVI était comme une âme mal débrouillée et plus compliquée qu’on ne l’imagine. De même qu’il y avait parfois de la duplicité dans sa faiblesse, il y avait aussi parfois de la grandeur dans sa bonhomie.

« Le roi à Paris ! » c’est un des mots décisifs, c’est une des heures décisives de la Révolution ! Voilà le drame désormais concentré dans la capitale ; voilà le roi sous la main du peuple, et aussi les Assemblées qui ne voudront point se séparer du roi. C’est à Paris que les forces populaires étaient accumulées. C’est à Paris, résumé de la France, que l’idée de l’unité française était le plus puissante. Le roi à Paris, c’est la certitude que la Révolution sera démocratique et unitaire. Si le foyer de la vie publique et de la Révolution avait été porté en province, une sorte de fédéralisme et de modérantisme aurait pu prévaloir ; pour résister à l’action de Paris considérée dès lors comme dissidente, la bourgeoisie modérée se serait coalisée avec les forces d’ancien régime, et la Révolution française n’aurait été qu’une réédition de la Révolution anglaise, une Révolution de compromis, et non une Révolution d’élan, de logique et d’universel ébranlement.

Les pauvres femmes du peuple qui partirent de Paris le 5 octobre, au matin, pour aller à Versailles demander du pain, et qui ramenèrent le roi, ont ainsi joué un rôle extraordinaire, un des plus grands à coup sûr qu’enregistre l’histoire : elles ont noué le nœud formidable de la Révolution et de Paris, et aucune main d’aristocrate ou de girondin ne le dénouera, aucun glaive prussien, anglais ou cosaque ne le tranchera.

C’est le jour même, 6 octobre, que le roi se rendit à Paris. Il était précédé d’un grand cortège de femmes qui portaient des branches d’arbres, marquées sans doute déjà des nuances d’automne ; les canons étaient couverts de feuillages ; c’est vers les six heures du soir, c’est-à-dire à la tombée du jour, que le roi arriva ; les maisons étaient illuminées, et dans ce crépuscule étrange, mêlé de splendeur et de mélancolie, la Révolution marchait enthousiaste et incertaine ; le peuple acclamait le roi, et le roi soulevé par le flot d’une vaste mer, allait comme en un rêve vers l’horizon voilé. Heure indécise et bizarre, où la défaite de la royauté ressemblait à un triomphe, où Paris, à demi vainqueur, à demi dupé, se grisait de sa joie bruyante et oubliait les complots d’hier.