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HISTOIRE SOCIALISTE

priété capitaliste a été constituée, c’est à défaut de la Nation et que, quand la Nation se reconnaît capable d’organiser socialement la production, elle a par cela même le droit de nationaliser le capital.

Oui, la propriété capitaliste est conditionnelle et précaire, toujours subordonnée virtuellement au droit de la Nation comme le fut la propriété d’Église, jusqu’au jour où la Nation revendique et exerce son droit.

Mais, pour que la propriété bourgeoise soit menacée en effet, il ne suffit pas que la Nation ait un droit abstrait d’expropriation ; il faut que tout un système nouveau de démocratie ouvrière soit prêt à remplacer le système capitaliste, comme à la fin du siècle dernier un système nouveau de démocratie bourgeoise était prêt à remplacer le système ecclésiastique et féodal. Or, au moment où parlait l’abbé Maury, la société bourgeoise était préparée à remplacer la société d’ancien régime : aucune force nouvelle, prolétarienne et communiste, n’était préparée à remplacer la société bourgeoise. Les menaces et les prophéties de l’abbé Maury étaient donc vaines ; il voulait projeter comme une ombre de menace sur la propriété bourgeoise l’expropriation des biens d’Église ; mais le soleil bourgeois était trop haut à l’horizon et cette ombre de menace était trop courte.

Les bourgeois révolutionnaires s’effrayèrent d’autant moins que la propriété individuelle, telle qu’ils la concevaient, leur apparaissait comme l’expression même de la liberté humaine et du droit naturel et qu’ils la croyaient naïvement définitive et éternelle.

Il est vrai, pourtant, que le renversement subit de toute la propriété d’Église ébranla un moment dans l’esprit du pays toute la propriété : les prolétaires furent plus d’une fois, aux heures de souffrance et de colère, tentés de penser qu’après tout les riches boutiques et magasins, où s’accumulaient les vêtements et les vivres, n’étaient pas plus sacrés au sans-culotte affamé que les riches abbayes, les grasses terres monacales et la vaisselle d’argent des Églises n’avaient été sacrés à la bourgeoisie révolutionnaire.

Mais ces velléités n’étaient soutenues par aucune conception sociale précise, par aucune organisation sérieuse, et la Révolution n’aura pas de peine à refouler, par des lois terribles, ces mouvements incertains.

J’imagine, d’ailleurs, qu’il en coûtera d’autant moins à la Révolution de proclamer contre la loi agraire la peine de mort, que c’est l’Église d’abord qui avait fait entendre cette menace de loi agraire.

L’abbé Maury fournit ainsi à la bourgeoisie révolutionnaire un argument spécieux pour dénoncer toute idée de loi agraire comme une manœuvre de contre-révolution.

Le 2 novembre, Chapelier répondit, avec son éloquence toujours brutale et rude, aux orateurs du clergé, et il faut noter déjà dans ses paroles cette sorte de haine contre toute organisation corporative qui inspirera, plus tard, en juin 1791, la fameuse « loi Chapelier » contre les corporations ouvrières.