Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
HISTOIRE SOCIALISTE

lèrent si souvent les écrivains du xviie et xviiie siècle devaient être ou des boursiers, ou des rentiers à l’affût des événements.

Tout le mécanisme financier qui permet aujourd’hui de négocier à distance les valeurs d’État n’existait pas ou à peine, sauf avec les grandes places comme Amsterdam, Genève et Hambourg. Paris était donc nécessairement la ville par excellence des créanciers d’État, la capitale de la rente.

Des observateurs contemporains le constatent expressément. L’ambassadeur vénitien écrit à son gouvernement, dès les premières semaines de la Révolution que des bruits de banqueroute ont exaspéré les rentiers presque tous domiciliés à Paris. Necker, dans son tableau de l’administration des finances, écrit : Paris, séjour principal des rentiers. Il faut bien savoir cela pour comprendre le caractère de la Révolution et aussi la physionomie sociale du Paris révolutionnaire. Le rentier n’était pas alors pour l’artisan, pour l’ouvrier, ce qu’il est aujourd’hui pour le prolétaire socialiste : le symbole du parasitisme capitaliste. Il était « un opposant ». Il avait porté son épargne au roi dans les grandes nécessités publiques, et les rois, les nobles, les prêtres, par prodigalité folle ou par incurie menaçaient de ne pas le rembourser. Le rentier était donc d’instinct l’ennemi de l’arbitraire, et le peuple des faubourgs soulevé contre l’ancien régime trouvait un allié et un chef en ces bourgeois, créanciers du roi, qui avaient besoin d’un ordre nouveau pour assurer leur propre existence.

C’est ainsi que même aux mouvements d’émeute des bourgeois cossus seront mêlés. En tous cas la classe bourgeoise, avec cette créance énorme sur le Trésor royal était destinée nécessairement à devenir le premier pouvoir politique de l’État. Et comme la nation ne pourra lui rembourser sa dette ou lui assurer le service des intérêts qu’en s’emparant des biens du clergé, il y a un antagonisme économique irréductible entre l’intérêt financier de la bourgeoisie créancière et la puissance territoriale de l’Église. Ce sera un des plus vigoureux ressorts de la Révolution.

De même que selon Marx, le placement en fonds d’État a été pour la bourgeoisie un des premiers moyens de développement capitaliste, cette créance d’État est un des premiers moyens de développement politique.

Mais c’est aussi par l’activité commerciale et industrielle que la bourgeoisie française, en 1789, était puissante. Sous la Régence, Louis XV et Louis XVI, le commerce intérieur s’était prodigieusement étendu. Il nous est impossible d’en évaluer le chiffre. Mais sa croissance rapide est certaine. L’éclat et la richesse « des boutiques », dans toutes les villes grandes ou moyennes, frappe d’admiration les visiteurs.

Ce n’est pas sans nécessité et pour un vain luxe que la royauté, depuis un demi-siècle, avait développé un magnifique réseau de routes de 10,000 lieues, avec une largeur de 42 pieds. Ce réseau répondait aux nécessités du trafic et des charrois. L’agriculture protestait en vain contre la largeur démesurée des routes qui diminuaient la surface cultivable.