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HISTOIRE SOCIALISTE

que la sagesse leur conseillait de préparer par degrés le passage de la servitude à la liberté. Leur premier soin devait donc être de faire passer aux colons blancs et métis les ouvrages les mieux faits contre l’esclavage, et d’adoucir la cruauté du sort des malheureux qui y sont condamnés. Ils auraient dû ensuite prendre soin de les instruire, d’ordonner chaque année l’affranchissement d’un certain nombre d’esclaves, et de faire servir cet acte de justice à récompenser ceux qui se seraient le plus appliqués à le mériter. Enfin s’ils avaient jugé convenable d’accorder quelque indemnité au propriétaire de ces infortunés qui servent de bêtes de somme dans le nouveau monde, ils l’auraient trouvée soit dans l’exemption de certains impôts pour un temps déterminé, soit dans certaines sommes payées pour chaque affranchi. »

Je crois que Marat se trompait en ces sombres pronostics sur les suites du décret : et si les événements semblent lui avoir donné raison, c’est par d’autres voies que celles qu’il avait prévues. Ainsi en est-il souvent des prédictions « du prophète ». Ce n’est pas le décret, comme il le dit, qui créa aux colonies un état presque désespéré : c’est au contraire la non application du décret : c’est la déplorable faiblesse de l’Assemblée constituante qui, cette fois encore, vaincue par l’égoïsme tenace des colons dont elle est à demi complice, laisse éluder son décret… Si les colons l’avaient accepté et appliqué, il est infiniment probable qu’un équilibre assez durable se serait établi dans l’île.

Mais ils travaillèrent le Comité colonial (ce que nous appelons aujourd’hui, dans le vocabulaire parlementaire, la Commission) pour paralyser le décret de l’Assemblée. La Rochefoucauld disait : « Nous avions été nommés pour faire exécuter le décret du 15 mai ; j’ai assisté à trois séances : il n’a été question que de le révoquer. » C’est le premier exemple, dans la vie de l’Assemblée nationale et par conséquent dans la vie « parlementaire » de la France, de cette résistance obstinée, de ce travail sournois des intérêts. Jusqu’ici la Constituante n’avait eu en face d’elle que des intérêts d’ancien régime ; ils s’étaient défendus par des coups de force comme la séance du 23 juin, par une tentative de coup d’État comme le 14 juillet : mais ils n’avaient pas eu l’esprit de suite, la ténacité sourde. Les nobles impertinents et légers, croyant aux revanches prochaines, s’en allaient avec des airs de hauteur. Cette fois, c’est la propriété, c’est le capitalisme, c’est l’orgueil d’une longue domination bourgeoise qui se défendent : et la Révolution divisée contre elle-même, tiraillée entre les Droits de l’homme et la puissance des intérêts bourgeois dont elle est émanée, est peu armée contre cette oligarchie de possédants.

Les commissaires qui devaient aller porter aux colonies le décret du 15 mai ne partent pas : les députés et les meneurs de l’hôtel Massiac fomentent à nouveau les troubles pour se prévaloir contre le décret d’une insurrection suscitée par eux-mêmes. Barnave décidément à la dérive, se fait le complice de