Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/309

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Marat, ne l’avait ni annoncée ni pressentie. Mais tout à coup, je ne sais quel large sentiment populaire se fait jour dans le Père Duchesne, il a senti évidemment le frémissement du peuple, son excitation à la fois inquiète et joyeuse devant l’inconnu, et en quelques tableaux d’un réalisme idyllique et grossier, si je puis dire, il a bien mis en lumière les émotions contraires de la bourgeoisie conservatrice et modérée qui se replie, et du peuple qui va vers l’avenir. Presque tout le numéro 59 est d’une touche puissante, et comme Hébert est surtout un récepteur, c’est bien le peuple même que nous voyons en scène :

« Qu’allons-nous faire de ce gros cochon, se demandent tous mes badauds en parlant de Gilles Capet ? — Mais, dit un président de section, il est toujours notre roi, il est inviolable et nous ne devons pas cesser de le respecter, de lui obéir. — Bravo, dit le commandant de bataillon, il n’y a que des incendiaires qui parlent autrement. Comment, foutre, des incendiaires ? Est-ce donc l’être que de ne pas laisser mettre le feu à la maison ?…

« J’envoie faire foutre tous ces citoyens actifs, et pour me consoler, je m’en vais boire une goutte à un petit café du port au blé. Ah ! foutre, que je fus bien dédommagé de l’ennui que m’avaient donné tous ces bougres de bavards ! Je n’eus pas plutôt (pris place) sur un tabouret qu’aussitôt, j’entends chanter à pleine gorge : Ça ira ! Ça ira ! Vive la nation ! Je fous mon nez à la porte : qu’est-ce que j’aperçois ? Une tapée de braves bougres armés de piques et tenant bras dessus bras dessous nos buveurs de la veille. « Et d’où venez-vous donc, vous autres, que je leur dis ? est-ce qu’il y a encore des Bastilles à prendre ? — Ah ! Père Duchesne, où étais-tu donc ? Nous venons de prêter le serment de mourir pour la patrie, et ce serment ne sera pas celui d’un jean-foutre, tel que celui du foutu cochon qui vient de jurer à tort et qui a perdu la patrie. »

« Hé ! bien ? père Duchesne, me dit la mère Caquet, l’écailleuse : que penser de notre foutu roi de carreau ? Ce que j’en pense, foutre, mon avis est qu’on le foute aux Petites-Maisons dans les loges des insensés, puisqu’il n’existe plus de cloître pour l’y mettre à l’ombre et l’y tondre comme faisaient nos bons aïeux aux rois imbéciles et fainéants… Sur le coup de temps Cateau l’écosseuse s’écrie : C’est foutu, plus de Capet, plus de liste civile, plus d’Autrichienne ; il n’y a pas besoin d’un aristocrate pour nous gouverner et quelque bon bougre comme nous autres y tiendra aussi bien sa place que ce foutu pourceau qui ne sait que se saoûler.

« On dit comme ça que le peuple est souverain ; il faut essayer de notre droit en nous donnant quelqu’un qui lui convienne. Nous ne lui foutrons pas la couronne, car c’est l’éteignoir du bon sens et de la vertu ; mais, foutre, nous voulons qu’il soit toujours sans façon comme le père Duchesne.

« Comme le père Duchesne ! s’écrie à la fois tout le monde ; comme le père Duchesne !