Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/409

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sciences plus d’hommes capables de contribuer à leurs progrès, mais encore de diminuer cette inégalité qui naît de la différence des fortunes, de mêler entre elles les classes que cette différence tend à séparer. L’ordre de la nature n’établit dans la société d’autre inégalité que celle de l’instruction et de la richesse, et en étendant l’instruction vous affaiblirez à la fois les effets de ces deux causes de distinction. L’avantage de l’instruction, moins exclusivement réuni à celui de l’opulence, deviendra moins sensible et ne pourra plus être dangereux ; celui de naître riche sera balancé par l’égalité, par la supériorité même des lumières que doivent naturellement obtenir ceux qui ont un motif de plus d’en acquérir. »

Mêler les classes : l’idéal de Condorcet, si grand qu’il soit à cette date, ne va pas au delà. Mais un nouveau progrès de justice révélera à la pensée humaine qu’il ne faut point les mêler, mais les abolir. Ce mélange même, Condorcet ne peut l’espérer que pour quelques-uns des éléments des deux classes ; car comment dans l’ensemble, les pauvres, privés de moyens de culture prolongée, pourront-ils racheter par la supériorité des lumières l’infériorité de richesse ? Malgré tout, c’est le peuple tout entier qui est appelé par Condorcet, par le grand ami de Turgot et de Voltaire, par le noble héritier de la science et de la philosophie du xviiie siècle, c’est le peuple tout entier qui est appelé à ce commencement de lumière, et sollicité vers les hauts sommets de la pensée. Comment le peuple ne se sentirait-il pas plus fort pour l’œuvre révolutionnaire, plus confiant en lui-même après ce sublime appel ? Ainsi, de la philosophie aux prolétaires, il y avait comme un échange de force et de confiance. La croissance du peuple mêlé à l’action aidait à l’essor du grand rêve d’universelle science fait pour les hommes par l’Encyclopédie, et ce grand rêve même communiquait au peuple plus de fierté, plus d’élan pour l’action.

Mais par sa participation plus active tous les jours et plus véhémente à la défense de la liberté et du sol, le peuple aussi affirmait sa force et élargissait son droit à la Révolution. Comment la distinction politique des citoyens actifs et des citoyens passifs pourrait-elle résister longtemps lorsque les citoyens passifs, appelés par la philosophie à leur part de lumière, s’offraient en outre eux-mêmes pour refouler l’étranger ? Leur puissance de générosité, d’action et de courage déborde d’emblée les cadres légaux tracés par la Révolution bourgeoise. Quand la Constituante, au départ du roi pour Varennes, put craindre une brusque agression de l’étranger, quand la pacifique et grande Assemblée qui avait proclamé que la France renonçait à jamais à toute guerre de conquête et qui croyait avoir désarmé les méfiances des peuples et des rois, dut improviser des mesures de défense nationale contre la perfidie de Louis XVI et la complicité présumée de l’Europe monarchique, elle ne se résigna pas pourtant à instituer la conscription et à enrôler de force la jeunesse de France ; elle maintint le principe des engagements volontaires qui avait dominé la loi proposée, en janvier 1791, par Alexandre