Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/667

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Au contraire, que l’Angleterre sympathise avec la France et harmonise son propre mouvement à celui de la Révolution, qu’elle donne à ses institutions libérales et parlementaires un caractère démocratique, qu’elle reconnaisse au peuple tout entier le droit de suffrage et que, sans briser sa monarchie, elle la rende vraiment populaire, la Révolution est invincible en Europe. Elle apparaît avec la double force de l’idéal et de la tradition. En France, après le long obscurcissement des libertés publiques qui, depuis les États Généraux de 1614, n’ont même plus un simulacre de garanties, elle est la révélation soudaine et lumineuse du droit. En Angleterre, elle est la continuation, l’agrandissement de l’œuvre de liberté qui, commencée avec la grande Charte, s’est continuée en 1648 et en 1688.

Devant cette alliance de la tradition libérale élargie et de la démocratie nouvelle, la contre-révolution du continent aurait été impuissante. Elle n’aurait même pu engager la lutte à fond. Et la France débarrassée de sa royauté traîtresse, et délivrée en même temps de tout souci extérieur, aurait évolué dans la liberté et dans la paix, elle n’aurait connu ni la dictature de la Terreur ni la dictature militaire. Oui, c’était une autre marche de l’histoire.

L’Angleterre était bien loin d’avoir en 1789 la population et la force économique qu’elle a aujourd’hui. Elle était beaucoup moins peuplée que la France, et elle n’avait guère (en comptant l’Écosse), que onze millions d’habitants à opposer aux vingt-cinq millions de notre pays. Sa marine, aujourd’hui si formidable, n’était pas beaucoup supérieure alors à la marine française. Elle venait de perdre ses colonies d’Amérique, et son prestige semblait atteint. Mais ce n’était là qu’une blessure superficielle et elle se réparait avec une force vitale admirable ; elle se redressait avec un merveilleux ressort de volonté. Elle avait sur les autres peuples une avance industrielle marquée, servie par une puissante flotte marchande. Elle gardait et elle affermissait sa conquête des Indes, étendant toujours davantage la protection de l’État sur les compagnies capitalistes hardies qui s’annexaient de larges territoires et s’ouvraient des débouchés. Ses colonies des Antilles restaient florissantes, et elle constatait avec une joyeuse surprise que, même après la guerre de l’Indépendance, les États-Unis continuaient à commercer avec elle. Bien mieux, ses échanges avec ces colonies à peine émancipées allaient se développant : elle profitait ainsi de l’élan d’activité que la liberté, la victoire et la paix donnaient aux États-Unis, triomphant jusque dans son apparente défaite par la force d’expansion de son industrie.

Qu’on lise les savoureux récits de voyage de Mackenzie, et on verra que c’est précisément après la guerre, que le commerce anglais pousse le plus audacieusement au nord de l’Amérique, jusque dans les régions polaires. Par une curieuse coïncidence, c’est précisément en 1789, au moment où éclatent en France les événements qui vont révolutionner le monde et absorber bientôt les énergies françaises, que Mackenzie organise définitivement