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Page:Jaurès - Histoire socialiste, III.djvu/668

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ces puissantes Compagnies qui vont acheter les pelleteries des Esquimaux avec des produits anglais, et qui relient Londres et le pôle par des opérations commerciales hardies dont la double chaîne se meut dans un cycle de deux années. Admirable confiance et admirable intrépidité.

Même avec la France, dont l’intervention victorieuse en faveur de l’Amérique soulevée avait profondément blessé l’Angleterre, le commerce anglais prenait une revanche. Le traité de 1785 avait ouvert le marché français aux produits anglais, et la France étonnée, la Normandie surtout, inquiète pour ses draps, se demandaient s’il serait possible de soutenir la concurrence de l’industrie anglaise plus puissamment outillée. L’Angleterre prenait ainsi de plus en plus conscience que sa force était dans l’expansion de son industrie, et que cette expansion pouvait être irrésistible. Ainsi l’amertume même d’une défaite récente s’atténuait. Ou du moins le fier ressentiment qu’elle en avait gardé n’était point ce dépit mesquin et aigre qui fait commettre aux peuples comme aux individus les pires fautes.

Un homme d’un génie large et clair, Adam Smith, avait, dans son Traité de la richesse des nations publié pour la première fois en 1776 et réimprimé en 1784, tracé à l’Angleterre les voies où elle devait s’engager, ou plutôt il avait compris quelle était la tendance, quel était le sens de l’évolution économique de l’Angleterre, et en lui l’Angleterre prenait vraiment conscience de sa destinée.

Pour mesurer toute l’avance économique de l’Angleterre à cette époque, il suffit de comparer à l’œuvre de Smith si large, si saine, si vivante, les œuvres de nos économistes, de nos physiocrates du xviiie siècle. Celles-ci ont quelque chose de bizarre, d’étriqué, d’enfantin et de sectaire. On sent que la France n’a pas encore débrouillé son écheveau économique, qu’elle ne sait pas nettement de quel côté orienter son action.

Déjà, sans doute, l’essor de l’industrie française est grand : et j’en ai marqué la croissance. Mais on dirait qu’au moment même où cet essor va être décisif, et où la France va compléter sa puissante vie agricole par une puissante vie industrielle, sa pensée est prise d’hésitation et de trouble. Elle semble se replier un moment vers l’agriculture et la considérer non seulement comme la base, mais comme la forme essentielle et unique de la richesse.

Le système des physiocrates est un mélange déconcertant d’idées progressives et d’idées rétrogrades. Ils sont des hommes de progrès par leur souci d’appliquer à la culture, à la production agricole la puissance du capital, et par leur haine des entraves, des barrières intérieures qui arrêtent la circulation des produits du sol. Mais lorsque par leurs subtilités paradoxales et leurs déductions scolastiques, ils démontrent que l’agriculture seule est productive, qu’elle laisse seule un produit net, lorsqu’ils vont jusqu’à qualifier la classe industrielle de classe stérile, sous prétexte que l’homme ne