Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/160

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exposa, abrutis par une liqueur enivrante, à la fureur du peuple ; au nom des frères de nos départements, morts dans la guerre contre la liberté, entreprise de concert avec lui par les tyrans de l’Europe pour rétablir son pouvoir absolu ; au nom des veuves et des orphelins que ses trahisons ont privés de leur appui. »

Oui, vraiment, s’ils évoquent les griefs de la période révolutionnaire, on dirait qu’ils sont, à leurs yeux, superficiels et accidentels ; c’est surtout de la permanente misère du peuple qu’ils font argument contre le roi. Ce qu’ils ne pardonnent pas à la royauté, c’est d’avoir créé, non par accident, mais d’une façon en quelque sorte normale, de la souffrance, de l’avilissement. Même quand ils font allusion aux crimes éclatants du roi, à ceux qui retentissent dans l’histoire, aux sanglantes journées comme celle du Dix-Août, c’est par un aspect nouveau et imprévu qu’ils les présentent. On dirait qu’il s’apitoient moins sur la mort des patriotes tombés en combattant pour la liberté que sur la dégradation des mercenaires de la tyrannie. Ces soldats suisses du Dix-Août, que le peuple traqua durant plusieurs jours, ils sont, par excellence, les victimes de la royauté oppressive, c’est elle qui les a abaissés, abrutis, et les délégués plaignent en eux le peuple tout entier que son ignorance, sa misère peuvent livrer aux tentations flétrissantes des despotes. Par une sorte d’évocation et d’insurrection humaine qui va ameuter, jusque dans le passé, les victimes de la tyrannie, ils ressuscitent du fond des bagnes où ils gémirent, ils ressuscitent des grabats de misère et d’ignominie tous ceux qui sont morts dans la détresse, ou le désespoir, ou la stupide résignation. C’est la royauté jugée du fond d’une salle d’hôpital, où le peuple misérable grelotte de fièvre, du fond des bouges, où le peuple en haillons, exténué de travail forcé et de faim, ne crée de nouvelles générations que pour continuer l’antique souffrance.

Ils ont, ces révolutionnaires, le sens des profondeurs sociales, des drames obscurs de la vie populaire. Et bien loin que leurs yeux soient fascinés par le spectacle des conflits superficiels, ils descendent dans les couches souterraines, et là ils assistent à une sorte de meurtre permanent, à l’étouffement silencieux et continu de germes innombrables. Oui, des semences sans nombre de vie, de joie, de force ont été écrasées par l’excès de labeur, ou ont avorté misérablement sous une épaisseur de misère. C’est bien un accent nouveau, et tout à coup le cercle des juges formé autour de Louis XVI s’agrandit et s’approfondit étrangement. C’est la royauté vue des asiles de la misère, de la maladie, du travail forcé, de la faim.

La royauté, mais aussi la société. Cette menace va au delà du roi, ce réquisitoire va au delà du roi. Et demain, le roi disparu, il faudra que disparaisse toute misère, toute injustice, toute dégradation, ou bien c’est aux gouvernants nouveaux, c’est aux privilégiés nouveaux qu’il sera demandé compte de la misère qui dure, de l’iniquité qui continue, de l’écrasant labeur qui se