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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/322

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assassine les deux autres, et règne seul, d’abord sous le titre de dictateur, ensuite, sans déguisement, sous celui de roi. Voilà leur plan, n’en doutez pas ; à force d’y rêver, je l’ai trouvé ; tout le prouve et le rend évident. Voyez comme toutes les circonstances se lient et se tiennent ! Il n’y a pas un fait dans la Révolution qui ne soit une partie et une preuve de ces horribles complots. Vous êtes étonnés, je le vois ; serez-vous encore incrédule ?

« — Je suis étonné, en effet. Mais, dites-moi, y en a-t-il beaucoup parmi vous, c’est-à-dire de votre côté, qui pensent comme vous sur tout cela ?

« — Tous, presque tous. Condorcet m’a fait une fois quelques objections ; Sieyès communique peu avec nous ; Roland, lui, a un autre plan, qui quelquefois se rapproche et quelquefois s’éloigne du mien ; mais tous les autres n’ont pas plus de doute que moi sur ce que je viens de vous dire ; tous sentent la nécessité d’agir promptement, de mettre promptement les fers au feu pour prévenir tant de crimes et de malheurs, pour ne pas perdre tout le fruit d’une révolution qui nous a tant coûté. »

Notez que lorsque le Patriote français parle, en soulignant les mots, de la triple conspiration (et il en parle sans cesse à cette date), il fait écho aux propos de Salle. Les Girondins donnaient une sorte de tour cabalistique et de formule mystérieuse aux combinaisons incroyables qu’imaginait leur esprit surexcité. La triple conspiration devenait la hantise du parti, le mot de passe que les initiés prononcent en public, mais en lui donnant un sens secret plus profond, une signification ésotérique.

Comment des hommes aussi hallucinés auraient-ils pu voir la marche de la contre-révolution dans l’Ouest ? Comment auraient-ils pu la combattre ? Barère le prudent, ou, comme disait Desmoulins, Barère le dogmatique, se laissa gagner, sans doute, par cette contagion de soupçon et de folie. Je sais bien qu’il ne faut accorder qu’un médiocre crédit à ses Mémoires, où en s’imaginant se défendre, il s’est rapetissé lui-même comme à plaisir. Il n’était plus, quand il les écrivait, soutenu par le grand souffle de la Révolution ; il n’était plus comme agrandi lui-même par la grandeur des événements, et il ne lui reste bien souvent que ses impressions les plus mesquines et les plus misérables sur les hommes. On dirait qu’ayant survécu il s’en excuse, en rabaissant ceux qui furent frappés.

Pourtant, s’il a, dans ses Mémoires, précisé bien des pensées qui, sans doute, furent flottantes, et aggravé bien des jugements qui furent moins sévères quand Barère était en contact direct avec les événements et les hommes, il a puisé, sans doute, dans le fond de ses impressions et de ses souvenirs ce qu’il dit de Marat et de Danton :

« Marat fut l’agent secret de Pitt et du comte de Provence pendant la crise révolutionnaire ; il avait été indiqué au ministre anglais et au prince de l’émigration par M. de Galonné, qui avait connu Marat à Paris pendant les premières assemblées des notables, et qui dirigea la plume de cet écrivain.