Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/677

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Clootz n’était pas un rêveur. Il voyait plus loin que la réalité présente, mais dans le sens du mouvement humain. Dans son anticipation d’un monde où le libre échange universel unifiera et harmonisera tous les intérêts, il prélude au vaste optimisme des économistes. Mais il a une vue plus réaliste et plus complète, et sa pensée est moins abstraite que la leur. Elle est plus complète aussi et plus riche que la pensée de la Révolution.

Les économistes ont cru que du libre échange des produits résulterait peu à peu l’harmonie des États, et que la paix politique serait l’effet des communications économiques. Ils n’ont pas assez vu que chaque État restait comme une force d’égoïsme et de répulsion. Ils n’ont pas pressenti que les États constitués, clos, antagonistes, seraient utilisés comme des instruments de combat et comme des moyens de primauté par les intérêts économiques. Les producteurs et les commerçants de chaque nation veulent bien entrer en communication avec le reste du monde pour le conquérir à leurs produits ; mais ils veulent aussi opposer leur nation au reste du monde pour qu’elle assure de sa primauté politique leur primauté économique.

Clootz n’a pas été dupe de cette aveugle espérance. Il a compris que tant qu’il y aurait des États politiques distincts, ils deviendraient des outils aux mains de ceux qui livraient le combat économique. Cet homme qualifié d’utopiste n’a pas abondé dans l’optimisme abstrait et décevant des économistes. De même, quand la Révolution paraît croire, par une illusion insensée, que l’harmonie des principes politiques entre les peuples suffira à établir la paix, Clootz proteste. Il rappelle que la communauté des institutions libres n’empêche pas la guerre des intérêts. Quand le monde ne serait composé que de républiques, ces républiques, animées au commerce par le génie même de la liberté, se disputeront l’univers. Il n’est pas vrai de dire avec les économistes que le libre échange des produits fera tomber les antagonismes nationaux. Il n’est pas vrai de dire avec les révolutionnaires que la propagande de la liberté fera tomber les antagonismes économiques. Il y a là deux aspects liés et inséparables de la guerre. Et l’harmonie ne sera vraiment instituée que quand la libre communication des produits et l’exercice politique de la liberté se produiront à l’intérieur d’un seul État, d’un État unique enveloppant toutes les activités humaines. J’ose dire que Clootz a admirablement posé le problème ; j’ose dire que l’histoire dont le travail infiniment complexe paraît convenir si peu au schéma simple de Clootz, se meut en ce sens : par la diffusion de la démocratie, par le réseau croissant des conventions internationales et par l’action unifiante d’une force politique croissante qui est le prolétariat universel, elle tend à constituer, en effet, sous l’apparente diversité des nations et sous la violence persistante des antagonismes, l’État unique, l’État humain, expression de la civilisation générale. Mais le vice du système de Clootz, c’est qu’il posait le problème bien plus qu’il ne le résolvait. La vraie difficulté n’était pas de marquer le terme idéal de l’évolution humaine, c’était