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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/715

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parce qu’il n’est question, quant à présent, que de l’établissement d’un ordre et d’une éducation qui assurent le bonheur de l’homme dans cette vie, même chez un peuple d’athées et de matérialistes, supposé qu’il y en eût un. »

Par là Boissel semble se distinguer profondément de Robespierre qui considère la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme comme une condition absolue de l’éducation morale et de l’ordre social. Socialement, Boissel paraît athée puisqu’il ne se sert pas d’emblée de l’idée de Dieu pour organiser la société.

Mais ce n’est là qu’un athéisme tout provisoire, car Boissel ne tarde pas à ajouter :

« L’idée d’une cause première ou de Dieu est-elle nécessaire pour l’établissement de l’ordre moral et de l’éducation sociale ? — Elle doit en être la base et le fondement inébranlable. »

Qu’est-ce à dire ? c’est que, si à la rigueur l’ordre social peut être organisé superficiellement sans l’idée de Dieu, c’est seulement par cette idée qu’il prend une assurance profonde.

Mais Robespierre devait s’inquiéter de ces distinctions. Boissel est panthéiste ; et il l’est selon le type de Spinosa, en accentuant un peu plus que celui-ci l’immortalité individuelle et en concevant Dieu comme cause au moins autant que comme substance :

« Tout ce qui existe ne peut être qu’une reproduction continuelle de la part de la cause nécessaire, unique et toute puissante qui est Dieu. — Tout ne peut être que modification de la substance de Dieu. — J’entends exprimer par l’espace le lieu que tout ce qui existe dans la nature occupe dans l’immensité de Dieu, et par le temps j’entends exprimer la durée de tous les êtres dans son éternité. »

Ainsi le monde en un sens se confond avec Dieu : la nature est la manifestation de Dieu ; tout ce qui est est un mode ou une catégorie de Dieu. Est-ce que par là des rapports de servitude ne vont pas s’établir de l’homme à Dieu ? Non, car il n’y a pas de commune mesure entre la substance infinie et éternelle et les modes particuliers et éphémères qui la manifestent. L’immensité même de Dieu, incommensurable avec nous, nous préserve du despotisme divin. Toute tyrannie est petitesse :

« Il n’y a pas de contrat entre Dieu et les hommes, l’immense inégalité de condition rend ce contrat impossible ; il n’y a donc pas de religion obligatoire. »

Il me semble pourtant qu’il y a dans cette façon de comprendre Dieu un reste de dogme transcendant et un pli d’humilité. La sagesse pour l’homme est de ne « se servir des vertus naturelles que pour opérer le bonheur de ses semblables, sans s’en prévaloir, mais bien d’en rapporter tout le mérite à l’auteur de l’univers ; rien ne peut égaler la satisfaction intérieure de s’en humilier par la conviction que tout lui appartient… » Singulière fusion d’es-