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Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/796

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nellement sur l’herbe sous des tentes pratiquées à cet effet au pourtour de l’enceinte, a consommé avec ses frères la nourriture qu’il avait apportée ; enfin il a été construit un vaste théâtre où étaient représentés par des pantomimes les principaux événements de notre Révolution ».

Dans la lumière splendide, les sombres inscriptions des cachots de la Bastille racontaient l’ancienne servitude : « Un vieillard a baigné cette pierre de ses larmes. — La corruption de ma femme m’a plongé dans ce cachot. — Des enfants avides m’ensevelirent ici. — Cette pierre n’a jamais été éclairée. — La vertu conduisait ici. — Je n’ai jamais été consolé. — Je suis enchaîné depuis quarante ans à cette pierre. — Ils ont couvert mes traits d’un masque de fer. — Lasciate ogni speranza, voi chi entrate. — Je fus oublié. — On écrasa sous mes yeux mon araignée fidèle. — Je ne dors plus. — Il y a quarante-quatre ans que je meurs. »

C’était un spectacle sans précédent dans l’histoire. Ceux qui parlent à ce propos de la résurrection des antiques fêtes romaines sont dupes du décor. Sans doute, il y avait dans l’ancienne Rome des fêtes où dominait le caractère civil. Et par delà les siècles chrétiens qui n’avaient mis en mouvement les foules que sous la discipline de la religion et dans le décor de l’Église, la libre humanité révolutionnaire paraissait rejoindre la libre humanité antique. Mais quel esprit vraiment nouveau ! D’abord, même dans ses grandioses cérémonies civiles, l’ancienne Rome faisait place aux dieux : l’Imperator superbe montait au Capitole pour rendre grâce aux puissances supérieures qui avaient donné la victoire à la Cité. Et surtout, ce qu’elle célébrait, c’était le triomphe de la force, c’était l’orgueil de la conquête, c’était l’écrasement des faibles et la sujétion des peuples ; un long cortège de captifs et d’esclaves attestait la gloire des armées romaines et l’excellence des dieux romains. C’est sur la servitude humaine que passait le char éclatant des triomphateurs. Ici, dans le rayonnement de la journée révolutionnaire toutes les ombres de servitude religieuse et sociale s’évanouissent. Les hommes n’invoquent ni les dieux ni Dieu. En cette fête du 10 août n’apparaissent ni les violences grossières de l’hébertisme contre le christianisme et le culte, ni la bigoterie déiste de Robespierre. La religion n’est ni brutalement niée ni sournoisement ramenée. Elle est ignorée, et le libre esprit humain, la libre joie humaine semblent se mouvoir hors d’elle. Tous les hommes peuvent interpréter à leur gré la nature ; ils peuvent voir en elle une immense force qui se déploie ou l’expression d’un ordre intelligent, qui se meut vers une fin ; ils peuvent la saluer comme la force éternelle ou comme le Dieu éternel ; mais ils n’en retiennent, pour la sublime communauté de la fête, que l’aspect d’immensité ordonnée et vivante par où elle peut émouvoir et affranchir tous les esprits. Les révolutionnaires savaient bien que ce jour-là aussi ils innovaient. C’est l’hymne d’une humanité toute nouvelle que le président de la Convention adresse à l’éternelle Nature :