Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/147

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de gouverner et regrettant le bon temps où il dansait le cancan. Au même théâtre, dans Les Marrons d’Inde, dans La Foire aux idées, journal-vaudeville qui serait mieux intitulée : comédie-pamphlet, on voyait un commerçant signant une traite payable fin République, un professeur de pugilat ouvrant un cours d’éloquence parlementaire, la France malade renvoyant chez eux les neuf cents médecins acharnés à la soigner, etc.. Le Paris des affaires et du plaisir saluait de ses applaudissements l’espérance d’un despotisme pacificateur. Le Journal des Débats fêtait à sa manière l’anniversaire du 24 février, en disant de la République qu’à pareil jour elle s’était échappée par surprise de mains innocentes et ignorantes.

Le programme qui correspond à ces attaques violentes est loin d’avoir la même franchise ; on croit utile de tromper le suffrage universel. Il n’y est point question de renverser la République. L’Union libérale, c’est le nom officiel dont s’est décoré le Comité de la rue de Poitiers, se garde bien d’afficher des intentions pareilles : Liberté d’enseigner, libertés locales par voie de décentralisation[1], institutions de prévoyance et de bienfaisance pour les pauvres, association de capitaux pour lancer de grandes entreprises, politique d’affaires ; voilà ce qu’on trouve le plus souvent dans les professions de foi des candidats. Mais sous cette apparence « honnête et modérée », réaction effrénée. Ce sont les catholiques qui sont à la tête du mouvement, plus encore qu’un an auparavant. Montalembert est le plus influent des membres du Comité central qui mène tout ; et, comme on n’a pas le temps de créer en province des organismes efficaces, il met à la disposition de ses compagnons d’armes les Comités catholiques existants qui deviennent les cadres de l’armée de l’ordre. Il dit à ses collègues : « Entrez tous dans le parti catholique pour défendre la société. Les choses ainsi n’en iront que mieux. » Et les plus acharnés des anciens adversaires du clergé, Dupin et Thiers en tête, acceptent de combattre sous son drapeau. Thiers, dans son livre De la Propriété, fait amende honorable de son impiété de jadis. A l’entendre, la pensée chrétienne donne seule un sens à la douleur qui est éternelle. Il déclare, à propos du christianisme : « Tous les politiques sages — sans juger ses dogmes, qui n’ont qu’un juge, la foi — souhaitent qu’il dure. » Et il conclut en s’adressant à ses lecteurs et à ses amis : « Parlez donc au peuple comme la religion ! » C’est-à-dire enseignez-lui que la misère ne peut cesser sur cette terre ; que, riche, il souffrirait encore et qu’il doit ajourner au lendemain de la mort ses espérances de bonheur. Un mot qui apparaît alors donne sa signification à l’œuvre qui s’accomplit ; c’est celui d’ordre moral. Il a été employé par Cavaignac dans la lettre où il invitait l’Académie des sciences morales et politiques à venir au secours de la société. Il est repris par les conservateurs, adopté par

  1. Les enfants terribles du parti voulaient enlever à Paris le siège du gouvernement et ses principaux établissements publics. Voir le projet de Mahul dans le N° VI de La Révolution de 1848 (Avril 1905).