Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

agricole à l’Assemblée, répand La Feuille du Village et des Almanachs. Il a l’avantage d’être lui-même un rural et de savoir parler leur langage aux cultivateurs. Dans un discours qu’il prononce au Mans, le 22 avril 1849, et qui va courir la France sous le titre de : A mes frères des campagnes, il leur propose cet exemple des bienfaits de l’union entre travailleurs :

Tenez !… Nous sommes une centaine dans un village ; nous formons une Société ensemble, je suppose ; nous convenons entre nous de verser chacun vingt sous par mois dans la caisse. Cela nous fait de suite cent francs, et, au bout de l’année, douze cents francs. L’un de nos camarades tombe malade, — toujours affaire de supposition — il n’a pas d’avances il est pauvre. Eh bien ! Avec cet argent-là nous payons les remèdes chez l’apothicaire. Quant à son ouvrage, nous ne le laissons pas souffrir ; les quatre-vingt-dix- neuf qui se portent bien se réunissent ; on tire à la courte paille et ceux qui tombent au sort s’en vont le dimanche matin labourer son champ, piocher sa vigne, ramasser son foin ou battre ses gerbes. En s’y prenant de bonne heure, c’est une affaire finie avant la messe ; on revient content ; personne n’en est plus pauvre ; et le malade, qui ne se fait pas de mauvais sang, guérit plus vite. — Eh bien ! en bonne conscience, feriez-vous un crime au gouvernement républicain de provoquer, d’encourager cette pratique de la solidarité entre les hommes ? Je ne le crois pas. Cependant, c’est du socialisme…

Chose curieuse ! Cela devait se réaliser à la lettre dans plusieurs communes rurales. Mais ce socialisme inoffensif, s’il en fut, n’en fut pas moins poursuivi comme une contravention à la loi contre les attroupements. Joigneaux offre encore aux villageois, pour les attirer, des conseils de prudhommes, qui arrangeront sans frais leurs différends, le transport à bon marché par le rachat des chemins de fer, l’abolition du remplacement et la réduction du service militaire, l’alliance des peuples, destinée à tuer un jour la guerre.

Félix Pyat, dans son Toast aux Paysans de France, qui, dit-on, se vendit à un million d’exemplaires, les met en garde contre leurs curés, « ces amis vêtus de noir et qui n’en sont pas moins blancs » ; il exprime le vœu « que la blouse grise des champs s’entende avec la blouse bleue des villes », et il leur enseigne que, par la seule force du nombre, il dépend d’eux d’avoir la République de justice et d’amour, où ils pourront enfin manger le blé qu’ils auront semé et boire le vin qu’ils auront récolté[1]. Aux réformes promises viennent s’ajouter le remboursement des 45 centimes, le règlement des droits de chasse, la permission de faire du bois mort dans les forêts de l’État, la suppression de l’usure par l’organisation du crédit. Tocqueville remarque qu’un gouvernement révolutionnaire peut gagner les paysans par une abolition directe ou indirecte des dettes hypothécaires et que l’opération faite aisément en dix jours serait forcément ratifiée, même si ce gouvernement ne durait pas six mois. Les socialistes commençaient à se douter de la prise qu’ils pouvaient avoir sur les âmes paysannes, si l’on en juge par leur ébauche de programme agraire. Le général de Castellane signale avec inquiétude les progrès que font leurs idées dans la banlieue de Paris, et il dénonce avec

  1. Voir encore l’Évangile du peuple par Alphonse Esquiros : l’Évangile républicain par l’institeur Malardier. etc.