Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/28

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aux antiques usages qui permettent aux riverains de faire du bois dans les forêts de l’État. De tous côtés se célèbrent des banquets, des cérémonies funèbres pour les victimes de février, et avec le concours du clergé, au son des cloches et de la Marseillaise chantée jusque dans les églises, s’élèvent des arbres de la Liberté. « La croix dressée sur le Calvaire, s’écriait un curé du Loiret, fut le premier arbre de la Liberté planté dans le monde. » En somme, sur toute la surface de la France et même de l’Algérie, la République, dès son apparition, obtenait ce résultat merveilleux et inattendu : un assentiment presque unanime.

Restait l’étranger. Comment allait-il accueillir cette résurrection de la République française, qui avait laissé aux princes de si cuisants souvenirs et aux nations asservies de si contagieux exemples ? À la nouvelle du 24 février, le czar s’était, disait-on, écrié : « À cheval, Messieurs ! » En revanche l’écrivain Tchédrine conte l’effet que produisit la même nouvelle tombant comme une bombe dans une représentation de l’Opéra italien de Pétersbourg. « Les vieux ne cachaient pas leur mauvaise humeur ; nous, les jeunes, nous pouvions à peine contenir notre joie… La France nous semblait le pays des miracles. » Le Norvégien Ibsen, le futur dramaturge, alors simple commis pharmacien, croyait assister au début de la Révolution universelle. Les ouvriers de Manchester éclataient en hourrahs, parce qu’Albert, un ouvrier comme eux, était membre du gouvernement provisoire. En Allemagne, l’on mobilisait deux corps d’armée et l’on mettait les canons en place sur les remparts de Cologne. La bataille semblait près de recommencer entre la France révolutionnaire et la Sainte-Alliance des rois.

Mais les conditions n’étaient plus les mêmes qu’en 1792 ni dans les monarchies européennes, ni dans la République nouvelle. Sans doute le parti républicain français était à peu près unanime à désirer, d’abord l’indépendance de toutes les nations martyres et l’affranchissement de tous les sujets privés de leur liberté ; puis une Sainte-Alliance des peuples aboutissant à des États-Unis d’Europe. Le Moniteur du 27 février exprimait l’espérance de cette fédération et c’est, à ma connaissance, le premier document gouvernemental qui en contienne le vœu formel. Mais, si l’on était d’accord sur le but, on était loin de l’être sur les moyens de l’atteindre. Les uns voulaient y arriver par la guerre, les autres par la paix.

Les premiers se ressouvenaient d’avoir de toute leur vigueur protesté, sous Louis-Philippe, contre les humiliations « de la paix à tout prix » ; s’inspirant moitié de Napoléon, moitié des « patriotes » de 1793, ils avaient demandé avec insistance la dénonciation des traités de 1815. Quelques publicistes, dans un accès de nationalisme agressif, avaient même réclamé pour la France la frontière du Rhin. Surtout dans l’entourage de Ledru-Rollin, où l’on se modelait volontiers sur la Convention, on regardait le peuple français comme le missionnaire armé de la démocratie ; on lui assignait le devoir de pousser au delà de ses frontières la propagande anti-monarchique. Un des refrains favoris de l’époque était celui-ci :


Les peuples sont pour nous des frères,
Et les tyrans, des ennemis.