Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une expédition pour renverser les trônes et délivrer les opprimés de tout pays paraissait conforme à la tradition républicaine. Quelques hommes d’action pensaient aboutir à rendre ainsi nécessaire un Comité de Salut public. Puis les bannis de l’Europe entière, vite accourus, comme des papillons à la flamme, au foyer d’effervescence qui venait de s’allumer, espéraient le changer en un vaste incendie. On estimait à quinze mille leur nombre, rien qu’à Paris. Polonais, Irlandais, Allemands, Belges, Italiens s’agitaient et complotaient ; un souffle belliqueux émanait de ce milieu ardent, qui était encore activé par des catholiques, amis de la Pologne et de l’Irlande, et par des officiers friands de tout prétexte à conquérir des croix et des grades.

Mais un courant pacifique venait le contrecarrer. Commerçants et industriels, tout à leurs affaires, ne voulaient pas d’une intervention armée. Le journal la Presse avait même prêché, avec quelque succès, le désarmement général. La bourgeoisie était en immense majorité pour une politique prudente. Dans la classe ouvrière elle-même, il s’en fallait de beaucoup que tous fussent enclins à risquer une partie sanglante et dangereuse. Plus d’un, tout en buvant « à l’indépendance du monde », répétait le beau vers de Pierre Dupont :


L’amour est plus fort que la guerre.


Déjà Pierre Leroux avait dit en prose : « L’amour fait plus que la force et la guerre. » Cabet, dans sa proclamation du 25 février, présentait l’armement du peuple tout entier comme « la garantie réelle de la paix universelle ». Considérant avait donné pour titre à son journal : la Démocratie pacifique. Le socialisme naissant étouffait et remplaçait, dans le cœur de ses adeptes, par le désir de réformes économiques les vieilles convoitises de gloriole et de conquêtes militaires. Lamartine lui-même signale cet effet des prédications socialistes sur les masses populaires.

Pendant qu’une bonne partie de la démocratie française se prononçait pour cet internationalisme pacifique, les aristocraties et les monarchies vacillaient d’un bout à l’autre de l’Europe. La Suisse avait, dès 1845, donné le branle, en s’engageant hardiment dans la voie démocratique. Messine, Palerme, Naples s’étaient soulevées ensuite avant Paris, au mois de janvier 1848. Mais après le coup de foudre du 24 février, voici que, le 13 mars, Vienne s’insurgeait, Milan et Berlin le 18, Madrid le 26. Où s’arrêterait la traînée de poudre qui semblait faire son chemin sous un terrain miné ? Les princes inquiets, effarés, avaient assez à faire chez eux pour ne point chercher à gêner la France dans sa métamorphose. Accomplissant à leur tour l’évolution depuis longtemps opérée par l’État français, et qui avait fait sa longue prééminence dans l’Europe morcelée, les grandes puissances étaient aux prises, d’une part, avec des aspirations nationalistes qui se manifestaient par un besoin d’unité funeste aux petites principautés ou, par un sursaut de révolte dans les provinces conquises et mal assimilées ; et, d’autre part, elles se débattaient contre les progrès des partis réformateurs qui, chez les unes, ne dépassaient pas