Aller au contenu

Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/373

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


« Il est bien heureux pour les hommes qui voudraient immobiliser le monde et arrêter la marche de l’humanité que cette utopie du communisme se soit produite. » — « Ainsi, ajoutait-il, l’État se ferait communiste, s’il devenait propriétaire des chemins de fer ! Est-ce que l’État ne possède pas les routes nationales, départementales et communales ? L’État est donc communiste ? Est-ce que l’État n’entretient pas à grands frais de nombreuses institutions, l’armée, la magistrature, l’Université ? L’État est donc communiste ? Et Louis XI, qui créait la poste, était donc communiste ?


Il concluait qu’à ce compte « les premiers hommes qui ont tracé un sentier sur notre globe ont été des communistes. » Un autre essayait de rappeler que le dosage entre la propriété individuelle et la propriété collective a été, dans le cours des siècles, infiniment variable et qu’en particulier, sous la première Révolution, les droits féodaux, possédés de temps immémorial par certaines familles, ont été rachetés ou même abolis sans rachat. Un troisième disait que la vapeur, ce merveilleux instrument de civilisation découvert par la science, devait, sous une République digne de ce nom, être utilisée au profit de tous et non plus seulement de quelques-uns. On faisait remarquer qu’il y avait une audacieuse ironie à confondre l’esprit fraternel des associations ouvrières avec l’esprit de lucre qui était l’àme des grandes Compagnies capitalistes. On invitait à ne pas oublier comment les traités conclus avec l’État avaient été peu loyalement établis ; comment les adjudications avaient été des trompe-l’œil ; comment les concessions avaient été votées par ceux mêmes qui devaient en bénéficier ; comment, depuis le 24 Février, les nouvelles concessions, au lieu d’être consenties pour 99 ans avaient été sans peine restreintes à 45 et même à 30 ans. Enfin l’on déclarait, qu’au point de vue financier l’affaire était bonne ; car l’État, d’après ses engagements, avait encore à faire, pour le compte des Compagnies, 311 millions de travaux, juste la moitié de ce que devait coûter le rachat complet, et, en cas de guerre, la location du matériel pour le transport des troupes, des vivres, des munitions pouvait prêter à des évaluations qui seraient pour le budget une énorme charge supplémentaire. L’histoire a démontré depuis lors que sur ce dernier point les orateurs de la gauche étaient bons prophètes.

L’Assemblée était peu disposée à voter le rachat. Mais elle n’eut pas la peine de se prononcer sur le fond de la question. Le 23 juin, au milieu de la discussion, entra le général Cavaignac, apportant des nouvelles de la bataille engagée dans les rues de Paris et la guerre civile absorba dès lors toutes les pensées. Ce fut le coup de mort pour le rachat des chemins de fer. La discussion ne fut jamais reprise. Ce n’est pas seulement le prolétariat qui fut écrasé dans la bataille ; on peut dire que le programme radical de réforme économique resta aussi sur le carreau. Dès le 3 juillet, Goudchaux, redevenu ministre des finances, retirait de l’ordre du jour les projets de son prédécesseur et, dans la séance du 14, il déclarait renoncer au principe de la reprise par l’État des voies ferrées. Antoine, représentant de la Moselle,