Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/244

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est un obstacle à son emploi ; d’autre part, cet emploi, à l’époque que nous étudions, exigeait le plus souvent des ouvriers spéciaux qui se recrutaient lentement, et, par là, même en admettant chez tous le désir de recourir aux nouveaux procédés et la possibilité de risquer les avances nécessaires, l’usage de la machine devait forcément se trouver retardé.

« On se rappelle qu’en 1790, disait Grégoire à la Convention le 12 vendémiaire an III (3 octobre 1794), il fallut autoriser une de nos manufactures à faire filer en Suisse vingt milliers (environ 9 800 kilogrammes) de coton pour ses fabriques, parce qu’on manquait de machines et d’ouvriers propres à ce travail ». En mars 1793 (Moniteur du 18), la Société d’agriculture et de commerce et des arts de Nantes offrait un prix pour le perfectionnement de la filature au fuseau, ce qu’elle n’aurait pas fait si la machine avait été tant soit peu répandue. Nous voyons Penières dire à la Convention le 16 vendémiaire an III (7 octobre 1794) : « Presque partout on ignore l’art de préparer le chanvre et le lin. Le tour à filer est inconnu dans plusieurs districts, les métiers des tisserands sont d’une raideur épouvantable, ce qui rend le travail long et pénible ; et je puis faire la même application à la fabrique des laines ». Cambon disait de son côté, le 7 frimaire suivant (27 novembre 1794) : « Il est incroyable que, sur 24 millions d’âmes, la République ait si peu de bras consacrés aux arts mécaniques » ; si les Anglais l’emportent au point de vue industriel sur nous, « c’est qu’ils ont multiplié les machines, tandis que nous faisons tout avec la main-d’œuvre ». La raison principale de cette infériorité trop persistante de la France était indiquée par Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 31), en 1819 : « Si nous n’avons pas donné une aussi grande étendue à l’application des machines que l’ont fait les Anglais, c’est que la main de l’ouvrier est moins chère chez nous ». Cette constatation est une nouvelle preuve que les bas salaires, indice d’une civilisation inférieure, nuisent non seulement à la classe ouvrière, mais surtout à toute l’évolution économique, au progrès général et à la richesse d’un pays.

Il faut cependant noter que, pendant les années de la Révolution, la situation matérielle des ouvriers ne fut pas mauvaise, grâce aux idées de cette époque — cause, par exemple, que, lors du maximum, les prix de 1790 pris comme base, furent augmentés d’un tiers pour les marchandises, mais de moitié pour les salaires (Histoire socialiste, t. IV, p. 1679 et 1780) ; en outre (Ibidem, p. 1777), il semble que, jusqu’à l’arrêté, du 21 messidor an II (9 juillet 1794), du Conseil général de la Commune, on ait même laissé les ouvriers parisiens établir leurs prix en dehors de toute tarification, d’où leur mécontentement, noté au début du chap. II, lorsque cet arrêté vint réduire leur salaire à un prix inférieur à celui qu’ils pouvaient obtenir — et grâce aussi à ce que, la main-d’œuvre manquant, ce qui donnait aux ouvriers cette possibilité, dont je viens de parler, d’imposer leurs prix, celle que laissaient subsister les réquisitions militaires était insuffisante pour les besoins de la production et « chère ».