Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/537

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par se convaincre que leur accord contre lui avec tous les républicains avancés valait mieux que leur division avec ceux-ci à son profit. Dans ces conditions, il ne restait au Directoire qu’une chance de conserver le pouvoir, c’était de vaincre les ennemis extérieurs. Les défaites éprouvées en germinal (mars et avril) par l’armée du Danube et par l’armée d’Italie, l’amenèrent à penser qu’un seul homme, Bonaparte, était capable de remporter les victoires nécessaires et de le sauver. On le connaissait ambitieux, envahissant, désireux d’être partout le maître ; on savait que, si on avait recours à lui, il faudrait se résoudre à lui accorder une part dans le gouvernement, et d’abord on hésita. Quand les choses se gâtèrent décidément pour le Directoire, entre les deux maux il choisit Bonaparte ; de là la lettre du 7 prairial (26 mai) à Bruix, lui prescrivant d’aller le chercher en Égypte. Nous savons (chap. xix, § 2) que Bruix ne put accomplir cette mission.

Le 1er prairial (20 mai), les Conseils renouvelés étaient entrés en fonction, et le Directoire fut tout de suite l’objet des récriminations les plus vives. Le 6 (25 mai), au Conseil des Anciens, Dubois-Dubais dénonçait la « coalition des fripons » qui ruinait le Trésor public, et il accusait formellement Scherer, ancien ministre de la guerre. Le 8 (27 mai), au Conseil des Cinq-Cents, Français (de Nantes) flétrissait l’impunité dont jouissaient les royalistes assassins dans l’Ouest et dans le Midi : « Quelle est donc, s’écriait-il très justement, la cause de la continuité de tant de crimes ? Elle est dans… la compression de tous les républicains énergiques, adoptée d’abord comme un système et suivie comme habitude ; elle est dans la destitution de plusieurs milliers de fonctionnaires publics ; elle est dans la tiédeur, dans l’inertie de tant d’êtres hermaphrodites appelés dans les places par l’autorité trompée, et qui n’ont d’autre mérite que de n’avoir pas ouvertement conspiré la ruine de la République ;… elle est dans ce système de balance… qui consiste à faire hausser ou baisser à volonté le parti des républicains, espèce d’escarpolette politique qui, laissant toujours la victoire indécise, alimente la fluctuation des partis, échauffe la résistance et éternise les réactions ; elle est dans l’interdiction faite à tous les citoyens français du plus beau droit que leur assure la Constitution et qui est parmi eux le garant de tous les autres, le droit de se réunir et de manifester publiquement ce qu’il y a de plus libre dans le monde, je veux dire la pensée ; elle est dans la métamorphose faite, comme par un coup de baguette magique, de tous les républicains vigoureux en anarchistes et de tous les êtres nuls en seuls gens de bien ».

À ces constatations sur le personnel administratif de l’époque, il faut ajouter celles de Poullain-Grandprey visant les commissaires de la Trésorerie nationale et leurs subordonnés. Dans un rapport lu le 3 prairial (22 mai) aux Cinq-Cents, il établissait qu’à la date du 9 fructidor an VI (26 août 1798), douze payeurs généraux n’avaient pas encore fourni l’état de situation de l’an V, onze autres n’en avaient fourni que de partiels, et « de tels hommes