Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/590

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qui a le plus manqué. Nous avons dit comment les partisans de Bonaparte avaient agi sur la masse ; or, dans le parti avancé, on avait laissé faire parce que certains de ses membres avaient rêvé de se servir de Bonaparte. D’après l’extrait des Mémoires de Jourdan que j’ai déjà cité, au retour d’Égypte, ses amis et lui qui avaient un moment songé à Bernadotte (chap. xxi) se concertèrent chez ce dernier « sur la conduite à tenir avec Bonaparte. Je proposai de nous présenter chez lui et de lui déclarer que nous étions disposés à le placer à la tête du pouvoir exécutif, pourvu que le gouvernement représentatif et la liberté publique fussent garantis par de bonnes institutions » (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 164). Cette proposition fut adoptée et, « vers le 10 brumaire » (Idem, p. 165), Jourdan se rendit chez Bonaparte qu’il ne rencontra pas, mais qui l’« invita à dîner pour le 16 » (Idem). C’est à ce dîner que Bonaparte lui dit : « Je ne puis rien faire avec vous et vos amis, vous n’avez pas la majorité (Idem)… Au reste, soyez sans inquiétude, tout sera fait dans l’intérêt de la République » (Idem, p. 166). Jourdan et ses amis eurent peut-être confiance en cette parole, mais ils redoutaient surtout de sauver des gouvernants exécrés. « Il nous répugnait, a écrit Jourdan (Idem, p. 167) de défendre un gouvernement qui avait conduit l’État au bord du précipice et des institutions dont nous reconnaissions l’insuffisance. Notre premier mouvement fut de rester paisibles spectateurs des événements ». On avait cherché niaisement à accaparer Bonaparte et non à l’entraver ; leur hâte de renverser ce qui était, empêcha nombre de Jacobins de comprendre à temps le danger de ce qui allait être.

Que faisaient les directeurs ?

Le président du Directoire, Gohier, était, vers les neuf heures du matin, prévenu par Fouché de la translation à Saint-Cloud du Corps législatif. Étonné qu’une décision pareille eût été prise à son insu, il avertissait immédiatement ses collègues. Moulin se mit à sa disposition ; Sieyès et Roger Ducos étaient absents, et il trouva Barras en train de prendre un bain : « Comptez sur moi », lui dit celui-ci (Mémoires de Gohier, t. Ier, p. 239) qui lui parut déterminé à la résistance. Dès que Gohier fût parti, Barras appela Bottot, lui « recommanda de courir aux Tuileries voir ce qui s’y passait » (Fabre [de l’Aude] Histoire secrète du Directoire, t. IV, p. 367) et se mit à s’habiller. Presque aussitôt après, Gohier recevait une lettre des inspecteurs de la salle des Anciens l’informant du vote de la translation du Corps législatif et ajoutant : « le décret va vous être expédié… nous vous invitons à venir à la commission des inspecteurs des Anciens, vous y trouverez vos collègues Sieyès et Ducos » (Gohier, Mémoires p. 237).

Dans la salle des séances du Directoire, Gohier et Moulin attendirent en vain Barras. Las d’attendre, Gohier retourna auprès de son collègue ; mais il lui fut « impossible de parvenir jusqu’à lui » (Idem, p. 240). Le coup prémédité contre Gohier, l’invitation de Joséphine, ayant échoué et l’abstention d’un