Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/75

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qui, gêné avant Thermidor, allait maintenant se développer sans entraves. Dans la Convention, écrivait-il, « je distingue deux partis diamétralement opposés… Je crois assez que tous deux veulent la République ; mais chacun la veut à sa manière. L’un la désire bourgeoise et aristocratique ; l’autre entend l’avoir faite et qu’elle demeure toute populaire et démocratique ;… le premier parti veut dans la République le patriciat et la plèbe… le second parti veut pour tous non seulement l’égalité de droit, l’égalité dans les livres, mais encore l’honnête aisance, la suffisance légalement garantie de tous les besoins physiques, de tous les avantages sociaux, en rétribution juste et indispensable de la part de travail que chacun vient fournir à la tâche commune ».

Entre parenthèses, Babeuf publiait à la-même époque que son n° 29 — cela ne pouvait être guère plus tard, puisque c’était une brochure d’actualité ; ni plus tôt, puisque dans sa brochure (p. 183) il mentionne un décret du 28 frimaire an III (18 décembre 1794) — sous le titre Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier, une très violente attaque contre le système de la Terreur, l’effusion de sang, la dictature révolutionnaire. Faisant preuve d’une pitié louable et d’une crédulité fâcheuse, il blâmait, avec quelque excès et beaucoup d’illusions, tout ce qui avait été fait, avant le 9 thermidor, en Vendée.

Mais, ce qui est plus intéressant, on trouve dans cette brochure une longue note où, de même que dans le n° 29 du Tribun du Peuple, le socialisme tel qu’il me semble devoir être défini (chap. Ier), surgit pour la première fois sans qu’il puisse y avoir doute. « Le sol d’un État, disait Babeuf (p. 32 et 33), doit assurer l’existence à tous les membres de cet État ;… Quand, dans un État, la minorité des sociétaires — (j’appelle l’attention sur l’emploi de ce mot que reprendra Fourier) — est parvenue à accaparer dans ses mains les richesses foncières et industrielles et qu’à ce moyen elle tient sous sa verge, et use du pouvoir qu’elle a de faire languir dans le besoin, la majorité, on doit reconnaître que cet envahissement n’a pu se faire qu’à l’abri des mauvaises institutions du gouvernement » ; et alors, il faut arriver « par des institutions qu’il soit impossible d’enfreindre à poser des bornes sûres à la cupidité et à l’ambition, à affecter tous les bras au travail, mais à garantir, moyennant ce travail, le nécessaire à tous, l’éducation égale et l’indépendance de tout citoyen d’un autre ; à garantir de même le nécessaire, sans travail, à l’enfance, à la faiblesse, à l’infirmité et à la vieillesse ». Dans le n° 29 de son journal, conscient de l’importance fondamentale de la question économique, après avoir demandé les mêmes choses, il conclut : « Au fond voilà où se réduit en principe toute la politique, c’est de garantir à tous les gouvernés la suffisance de leurs besoins ». Tels sont les deux documents qui me font fixer tout au début de 1795 l’explicite apparition du socialisme en France : c’est le même esprit que dans la lettre de 1791 (fin du chap. Ier) mais avec la