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taisie, pour punir les uns, pour récompenser les autres, il taillait dans les montagnes, divisait les fleuves, ajoutait 100 000 âmes à l’un et les retirait à d’autres. Il croit organiser, il détruit, en réalité, matériellement, et l’organisation se fait moralement derrière lui, en dehors de lui. S’il a cru véritablement que par l’alliance russe il pouvait tout bouleverser sans rien avoir à craindre, il était fou. « La Russie, grandie et défiante, maintenait sur la Prusse une main protectrice et encourageait ses haines, en lui laissant entrevoir pour les jours du danger une ressource suprême. Les petites souverainetés que l’on organisait dans l’Allemagne du nord n’avaient ni puissance réelle, ni raison d’être ; la Saxe, discréditée par la médiocrité de ses souverains et usée par sa longue abdication, n’avait ni ressources ni volonté et on l’affaiblissait en la soudant à des peuples dont tout la séparait, l’origine, la religion, la langue et la géographie. Au milieu de ces fantômes d’États, la Prusse seule, malgré ses revers, vivait d’une vie réelle… elle cessait d’être une puissance hybride, à demi-slave, reprenait la liberté de ses allures et la maîtrise de sa pensée : Napoléon l’avait, en quelque sorte, rendue à l’Allemagne[1] ».

La puissance apparente de Napoléon porte donc en elle, dans l’instant même qu’elle apparaît comme le plus considérable les causes inéluctables de son effondrement.

CHAPITRE III

ÉTAT DE LA FRANCE DE 1800 À 1807

§ 1. Ouvriers. Commerce. Industrie. Agriculture.

Nous avons dit souvent que l’attitude des ouvriers à l’égard du gouvernement consulaire, puis du gouvernement impérial, fut favorable aux deux régimes. Le seul fait qu’ils ont pu subsister prouve d’ailleurs que le prolétariat les acceptait. Il fit mieux, nous le savons : il fut bonapartiste avec ferveur, il fut chauvin avec passion. Nous ne reviendrons pas sur ces points, et nous mettrons simplement au jour des textes, des documents capables de montrer quelle fut la situation, la condition des ouvriers dans la période qui nous intéresse. Les pages qui vont suivre ne sont qu’un très modeste apport au travail considérable du dépouillement de tous les documents qui intéressent notre histoire économique.

Bonaparte n’aimait pas les ouvriers, il les méprisait et il les craignait à la fois. Il les méprisait, sans doute, parce que Corse : dans sa famille, on n’était pas ouvrier, et l’on peut croire qu’il gardait pour eux un peu de ce dédain qu’on voit afficher encore aujourd’hui dans l’île pour « les Lucquois », Italiens

  1. Denis, o. c, p. 264.