Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/27

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non encore vu. Et le rapport du Bureau central sur la journée du 21 brumaire a quelque chose d’étrangement naïf et aussi de très instructif, si on songe à la prodigieuse importance du coup d’État de brumaire, lorsqu’il dit ceci : «…le contentement qu’inspire la révolution du 18 brumaire n’a ni l’exaltation ni l’enthousiasme qui naissent et meurent presque en même temps c’est au fond des cœurs que ce contentement réside… » N’est-ce pas, dans le langage spécial de l’administration, la plus admirable manière de dire que le coup d’État s’est fait sans qu’on y prêtât d’attention ? La police rapporte pourtant que le 20 on a couvert d’applaudissements au théâtre de la République et des Arts ces vers dont l’application était très sensible :

La victoire est à nous ;
Saint Phar par son courage,
De la mort, du pillage,
Nous a préservés tous. — (La Caravane.)

On a aussi, paraît-il, beaucoup applaudi le passage d’une pièce de Favart appelée Ariodant, où le héros dit à Lucain : « Va, mon frère ! Sois tranquille comme je le suis, le courage et la loyauté doivent toujours triompher de l’intrigue et du crime ». À défaut d’enthousiasme populaire, il est évidemment intéressant de noter ces « manifestations » au théâtre, mais il se pourrait que le fait même de les noter fasse mieux ressortir encore l’indifférence générale. C’est aussi l’impression qui se dégage de ce passage du Moniteur, où il est dit que « beaucoup de maisons illuminèrent », d’où cette conclusion qu’il n’y eut que des illuminations partielles. Au reste, la portée même de l’acte au lendemain de sa réalisation semble avoir échappé à bien des gens, ou plutôt une sorte de confusion a régné sur la façon politique d’en envisager les conséquences. Voyons le Moniteur : « Les nouveaux changements qui viennent d’avoir lieu contentent tout le monde, excepté les Jacobins… » Voyons le rapport du bureau central en date du 23 : « Ce qui seul suffirait pour donner une idée juste de l’esprit public dans les circonstances actuelles, c’est le mécontentement des royalistes… » Les deux cloches sonnent donc deux sons ! La vérité semble bien être que les Jacobins laissèrent faire parce qu’ils n’avaient plus une organisation qui leur permît de résister ; que les royalistes espérèrent en l’avenir, ce que depuis longtemps ils n’avaient pas fait, et que la « masse » constata sans plus. Dire ce que c’est à Paris que la masse est à peu près impossible. C’est l’ensemble de tous ceux qui, par tempérament, par éducation, se tiennent éloignés des opinions, sont prêts à grossir dans la rue tous les rassemblements, à marcher même derrière ceux qui risquent un danger, non pas pour le partager, mais pour « voir ». Ce sont les curieux, les rieurs, les passants. Ce sont ceux qui aujourd’hui se moquent du bon tour joué par quelque malin à l’ « autorité » ; ce sont ceux qui, en brumaire, allaient colportant la fable des Cinq-Cents sautant par les fenêtres de Saint-Cloud, et s’amusant à l’idée seule d’un tel spectacle. Ce qui