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NAPOLÉON ET L’ÉGLISE

On a vu dans l’étude sur le concordat les premiers rapports de Napoléon et de l’Église.

Le César avait trop bien compris le parti qu’on pouvait tirer de la puissance ecclésiastique, mise au service du despotisme, pour négliger un pareil concours.

Comment il concevait le rôle de l’Église ? Il est aisé d’en avoir l’idée précise par ces lignes qu’il écrivait, à la fin de sa vie, dans les Mémoires de Sainte-Hélène :

« Quel levier ! Quel moyen d’influence sur le reste du monde… J’aurais fait du pape une idole ; il fût demeuré auprès de moi. Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j’aurais dirigé le monde religieux aussi bien que le monde politique. J’aurais eu mes sessions religieuses, comme mes sessions législatives. Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté : les papes n’en auraient été que les présidents. »

« Comment avoir des mœurs ? disait-il un jour à Rœderer. Il n’y a qu’un moyen, c’est de rétablir la religion… La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence, s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans ce monde ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. »

Pouvait-on avouer de plus cynique façon quel instrument d’exploitation, quel auxiliaire puissant il entendait se créer en restaurant la religion dans son empire, en appelant à son aide l’Église complaisante, en promettant le ciel aux malheureux qu’il envoyait à la mort ou qu’il réduisait à la misère ?

Le Concordat n’eut point d’autre but.

Mais Napoléon voulait en même temps se garder contre les empiétements du Saint-Siège : c’est pourquoi il rêvait d’une Église gallicane, ayant fort apprécié la valeur de ce mot prononcé à Tilsitt par le csar Alexandre : « Chez moi, en Russie, je suis à la fois empereur et pape : c’est bien plus commode. »

Il crut bien y réussir et la servilité du clergé lui permit longtemps de s’illusionner sur le succès d’une telle politique. Dans son remarquable livre