Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/498

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œuvre, sont d’une naïveté que ne sauraient autoriser les plus grands accès de lyrisme ou de foi. Les théologiens, même à court d’arguments, n’eurent jamais l’idée d’y puiser quelques textes pour des démonstrations nouvelles.

Cependant Chateaubriand fit illusion, par ce livre, sur ses contemporains et la religion parut un instant reprendre une vigueur nouvelle, dont le caractère était néanmoins fort éphémère. Les encyclopédistes avaient déjà, par leurs œuvres, jeté dans les esprits les germes d’une conscience nouvelle. Le désir des réalités scientifiques, des certitudes concrètes, des hypothèses rendues vraisemblables par la connaissance rationnelle du monde, remplaça le mysticisme d’antan. Seuls, quelques esprits hautains, demeurés en dehors de révolution et des idées modernes, s’attardaient dans une manière d’idéalisme confus et de vague religiosité fondée sur des émotions et des extases contemplatives. Ce fut pour ceux-là que Chateaubriand écrivit son œuvre. Ce fut avec eux qu’il s’illusionna lui-même sur la prétendue validité des ses arguments théologiques, auxquels nous n’accordons aujourd’hui ni force ni valeur.

À la louange de Chateaubriand, et pour conclure brièvement sur le Génie du Christianisme, il faut dire toute la sincérité et toute l’importance aussi de son sentiment. Si de telles œuvres sont à juste titre déplorables lorsqu’on les considère d’un point de vue rigoureusement philosophique, elles recèlent une émotion qui est bien souvent le meilleur élément de l’art et, dans les parties confuses de cette vaste conception chrétienne, on peut désigner maints endroits où se manifestent une grandeur et une beauté singulières, dont on ne se laisse pas d’être encore ému aujourd’hui.

On voudrait pouvoir, en lisant les Natchez et les Martyrs, retrouver un peu de cette vie poignante, de cette émotion qui ne va guère sans psychologie, de cette vérité qui assure l’immortalité à une œuvre d’art. Mais, là encore, il faut en rabattre et connaître à nouveau la magnificence désolée, le verbalisme et la pompeuse phraséologie du Génie du Christianisme. Seules, les descriptions, lorsqu’elles sont empreintes du pessimisme altier de leur auteur, gardent une ampleur singulière.

La vision pittoresque, le sentiment mystérieux des forces inexplicables de la nature, l’émotion devant les paysages tranquilles ou tourmentés sont assurément les meilleurs dons dans Chateaubriand, mais ils ne donnent point à ses œuvres l’unité, la force psychologique, la vérité, le naturel pathétique qu’il eût été d’ailleurs téméraire d’espérer de lui. On se plaît à parcourir encore le Génie du Christianisme, Atala, René et l’Itinéraire, parce qu’ils renouvellent des aspects fugaces de la nature, exprimés par un tempérament sensible, âpre et forcené. Quoique empreintes de vérités justifiées par une vision précise et complète, ces peintures sont bien l’expression de sa personnalité, tour à tour sereine, fougueuse et mélancolique. Elles font songer au romantisme qui s’exhale des œuvres de Delacroix. C’est là justement, dans