Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/499

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ces paysages, bien plus que dans les essais dramatiques bâtis sur une affabulation démodée, que Chateaubriand a donné sa plus large mesure épique. Il a su rendre à merveille ce qu’il y avait de grandiose, de tragique et de surhumain dans le conflit des énergies naturelles. Devant l’univers en marche, il a ressenti cette émotion intime et profonde que suggèrent ces énigmes, à la pénétration desquelles se sont attachés les grands hommes de tous les temps.


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En 1766, naissait Germaine Necker qui, vingt ans après, devenait Mme de Staël et qui fut, à coup sûr, l’un des plus libres esprits qui aient illustré l’époque impériale. Les historiens et les biographes se sont complus, à juste titre d’ailleurs, dans le récit des anecdotes d’enfance qui manifestent l’étonnante précocité de l’écrivain de l'Allemagne. Ils nous ont rapporté ses saillies, ses interrogations spécieuses et les traits d’esprit qu’elle lançait à chaque instant pendant les réceptions de sa mère. Curieuse de tout, cherchant à pénétrer l’essence des questions les plus complexes, leur imaginant des solutions, avide de lectures, elle passa son adolescence à parcourir, à étudier, à se passionner pour des œuvres souvent fort opposées d’esprit et de manière. Le goût de Necker pour les philosophes et les gens de lettres lui avait d’ailleurs composé le milieu le plus apte à l’intéresser, et elle prenait, fort jeune encore, un vif plaisir à écouter les discussions interminables de Marmontel et de la Harpe, les conversations qu’échangeaient au foyer familial les hommes célèbres de ce temps-là, Suard, Grimm, Buffon, Morellet.

De bonne heure, elle écrivit ; mais les premiers essais d’une nature si passionnée, si prête à tous les efforts intellectuels, trahissent la confusion et le chaos de ses lectures. C’était déjà ce mélange si délicieux de finesse, de goût, de sens critique et d’émotion, d’intelligence et d’imagination. Femme par sa méthode de travail, elle ne poussait point trop avant les questions dont elle se proposait de trouver la solution, préférant multiplier les problèmes en des synthèses rapides, d’où fut presque toujours absent cet esprit d’ordre et de géométrie dont parle Pascal.

Mme de Staël possède d’adorables qualités naturelles, des dons si parfaits qu’on ne peut s’empêcher d’admirer l’harmonie de ce caractère passionné. Elle a, comme le dit excellemment Gustave Lanson, dans son Histoire de la littérature française, « une soif furieuse de bonheur pour elle et pour les autres ». Son enthousiasme ne connaît point de bornes, mais il éclate aussi bien dans les plaisirs qu’à propos des questions les plus émouvantes. Les faibles, les opprimés, les victimes du pouvoir sont assurés de trouver en elle un cœur pitoyable à leurs misères, tout débordant de lyrisme sincère et souvent prêt aux plus efficaces dévouements.

Mme de Staël ignorait encore, et ce n’est pas là un de ses moindres mérites,