Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/500

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les us ridicules de la mondanité. Cela n’empêchait point qu’elle eût toute la souplesse et tout le charme primesautier d’une femme intelligente et sensible ; mais, occupée avant tout de vivre, elle ne consentait point à restreindre ses émotions dans les limites conventionnelles imposées par la mode d’alors.

Nulle autant qu’elle ne désira d’être aimée. C’était là le but de ses moindres efforts, et l’on a maintes fois répété qu’elle n’attachait de prix à la gloire qu’autant que celle-ci lui garantissait l’amour dont elle avait tant besoin. Par la bouche de Germaine, elle nous avoue ses plus secrets désirs, nous confie ses rêves et les perspectives d’un idéal où brillaient les illusions qui la prédestinaient à la douleur.

Dans son livre sur Mme de Staël, M. Albert Sorel a remarquablement mis en valeur les conceptions de l’amour chez son héroïne, et chez Rousseau, Lamartine, Chateaubriand, George Sand. Le sentimentalisme pittoresque de ces derniers, leur besoin de romanesque ou de décor n’étaient guère dans le naturel de Mme de Staël, toute prête, au contraire, à s’abandonner aux émotions intimes, aux secrètes jouissances de l’âme.

Cette admirable sensibilité et cette intelligence si vive lui valurent de pénétrer avec une rare puissance l’originalité propre à chaque pays qu’elle traversait ; le charme de ses œuvres provient de la finesse, de l’ardeur et de l’exactitude de ses notations, qui caractérisent au plus haut point sa manière et son talent parmi les écrivains descriptifs qui vivaient à peu près à son époque. Mais, avant de parcourir l’Europe librement, avant que d’exercer sa verve sur les sujets innombrables que lui présentaient la vie et les mœurs d’alors, elle dut connaître une existence dont elle avait espéré beaucoup de bonheur, et qui ne fut que la source des plus profondes désillusions. Necker, Genevois avisé, ministre populaire, dont l’histoire a consacré le caractère honnête, solide et prudent, voulut donner à sa fille un parti vraiment digne d’elle. Après des pourparlers assez longs, des tergiversations et des consultations diplomatiques, il lui fit épouser un certain baron de Staël, ambassadeur de Suède en France. Ce mariage amena tout aussitôt des mésintelligences, contre lesquelles s’épuisèrent vainement des tentatives de conciliation. Mais la destinée réservait encore aux siens de pires sujets d’alarmes. On sait la triste fin de Necker et l’impopularité que lui vouèrent ceux-là même qui l’avaient acclamé.

Mme de Staël eut, comme sa mère, un salon où fréquentèrent les gens les plus fins et les plus diserts de l’époque. Elle s’entoura d’amis que charmaient ses réparties, ses adresses spirituelles. Mais elle fit, par ses saillies et ses inconséquences de femme, naître un courant d’opinion qui lui fut au plus haut point défavorable. Ceux qu’elle avait raillés la couvrirent d’épigrammes, et les plus timides ne s’en désintéressèrent qu’ils ne fussent eux-mêmes assurés du discrédit dans lequel ils avaient voulu la placer.