Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/506

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L’œuvre de Mme de Staël nous a paru si profondément liée aux moindres circonstances de sa vie qu’il eût été néfaste à celle-là de ne point développer un peu plus longuement celle-ci. L’héroïne de tous ces livres empreints de sentimentalisme, de fougue ou de finesse critique est toujours Mme de Staël. Qu’il s’agisse de Delphine ou de Corinne ou de ses traités de psychologie sociale, c’est toujours sa personnalité débordante qui anime, soutient et vivifie l’action. Qu’elle s’efforce vers l’idéologie pure dans ses Considérations sur la Révolution, qu’elle tente, dans ses Dix années d’exil, de réaliser la forme majestueuse de l’histoire, ou qu’elle consente à demeurer la femme sensible, vive, amusée, qu’elle est naturellement, dans Delphine, elle ne paraît guère se transformer. Sa nature ardente et compréhensive, mais dépourvue d’imagination, sa souplesse et son activité s’accommodent de toutes les questions. Elle ne recule devant aucun problème, quelque profond qu’il lui puisse paraître, en essaie plusieurs solutions, le tourne, le laisse, y revient ensuite avec toute la légèreté d’une femme qui se grise elle-même au charme de sa causerie. Toute l’œuvre de Mme de Staël se ressent de cette éloquence continuelle ; on y trouve une infinie variété de digressions philosophiques ou sentimentales à propos d’anecdotes futiles. On pourrait croire que les voyages vont déployer en elle un pittoresque à la Chateaubriand, que ses mésaventures vont lui donner un pessimisme romantique et une exaltation toujours prête à des excès de véhémence lyrique ; il n’en est rien. L’Allemagne et l’Italie laissent au cœur de celle qui les visita des souvenirs d’autant plus durables qu’ils sont plus humains. Mme de Staël n’a point de tendresse pour les paysages ; elle en parle ou les décrit avec une froideur conventionnelle et une pauvreté d’émotion qui fait songer à la nature composée, agencée par les écrivains du xviiie siècle ou les peintres de l’époque. En revanche, peu sensible à la plastique et à la profondeur des arts, peu capable d’animer des êtres d’une psychologie ténue et compliquée, elle manifeste une intelligence délicieuse des faits et des choses ; évidemment, elle les juge en femme et, comme telle elle s’autorise d’affirmer tranquillement des propositions peu justifiées ou insoutenables ; néanmoins, son esprit est à ce point ouvert aux idées ingénues qu’il abonde en saillies imprévues, en synthèses rapides, en rapprochements heureux. Mme de Staël n’est point émue par la grandeur sereine ou les vivaces splendeurs des vestiges du passé ; mais elle dira mieux que personne, et fort naturellement, l’intérêt historique, idéologique, qui s’attache au spectacle qu’elle a sous les yeux ; il arrivera quelquefois qu’elle reconstitue rapidement, d’après des documents incomplets ou restreints, la psychologie d’un peuple disparu. Elle est donc avant tout une femme d’esprit qui distribue un peu au hasard les réponses fines d’une intelligence curieuse des manifestations les plus compliquées de l’action humaine.

Delphine et Corinne sont deux romans aujourd’hui fort désuets. Ils ont