Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/507

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l’allure et le ton de ces œuvres dont on déplore avec raison la fadeur et le faux naturel. D’ailleurs, l’intrigue fort lâche et peu passionnante assure entre les descriptions, les notes et les réflexions, une continuité artificielle et par trop facile. Le sentimentalisme d’une femme toujours avide d’aimer ou d’être aimée s’y accommode de la sécheresse descriptive et de l’absence totale de pittoresque. Elle ignore la couleur et ne sait guère rendre pathétique un conflit de sentiments. La force dramatique lui est tout à fait étrangère, et, si nous aimons à suivre le récit de ses aventures, c’est moins pour l’émotion qu’elles recèlent que pour la vivacité, l’esprit et la sensibilité qui les animent.

Ses dispositions pour l’idéologie et la psychologie sociale furent heureusement développées par les événements auxquels elle se trouva mêlée et par les voyages qu’elle fit à travers l’Europe. Elle gagna ainsi une érudition générale, encore que superficielle, dont on retrouve les preuves dans son œuvre : De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, et parmi ses Considérations sur la Révolution française.

Mais, à coup sûr, le livre de l'Allemagne, publié en 1810, l’emporte de beaucoup sur ces essais, dont quelques-uns sont confus ou remplis de propositions erronées. Mme de Staël, en visitant la patrie de Goethe, s’était trouvée dans les conditions les meilleures pour faire de ce pays une analyse psychologique des plus curieuses. Son nom déjà célèbre, ses querelles politiques, ses aventures et l’intérêt qu’elle excitait partout avaient contribué à lui faire ouvrir toutes les portes. Elle vit Schiller, Gœthe et Fichte et l’on n’a pas oublié la pétulance et la volubilité que Mme de Staël apporta dans ses entretiens avec ces penseurs profonds. Elle étonna les uns, gêna les autres, en les indisposant par un flux de paroles et de reparties mordantes. Ce sont justement ces qualités de l’âme allemande qui formaient avec ses tendances naturelles un si violent contraste, qu’elle sut analyser et exprimer avec le plus d’intensité. Son intelligence, fortement pénétrée par le rationalisme de l’Encyclopédie, gagnée d’avance aux raisonnements clairs, aux idées abstraites fort exactes et précises, démêla surtout dans l’esprit germanique la prépondérance de la rêvasserie métaphysique. Elle remarqua ces combinaisons spéciales à l’âme allemande du sentimentalisme mélancolique avec une idéologie confuse et fort préoccupée de réalités surhumaines ; mais elle a compris la richesse et la profondeur des spéculations d’un Gœthe. Si ses tendances paraissent l’orienter vers une conception esthétique plus classique, plus sobre, plus latine en un mot, et d’ailleurs justifiée par ses origines, son tempérament et son éducation, elle apporte assez d’intelligence à l’étude des littératures étrangères pour en discerner la force et la personnalité. Le pittoresque attendri des poètes allemands, leur imagination féconde et rêveuse, leur sentiment profond et leur compréhension philosophique de la nature l’ont charmée. Aussi cette conquête de son cœur et de son esprit est-elle une