Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/508

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garantie du libéralisme dont elle use envers ce peuple. Elle ne manque pas, d’ailleurs, de développer souvent les avantages qui ressortant de la diffusion à travers le monde de toutes les littératures nationales. Celles-ci sont, pour elle, mieux qu’un document sur l’état intellectuel d’un peuple, mais la source même de l’originalité.

On peut enfin affirmer justement l’influence considérable exercée par Mme de Staël sur l’éveil de l’esprit romantique. En maints passages de l’Allemagne, elle s’élève contre le dogmatisme étroit et conventionnel des règles de l’art classique. La méditation féconde et le génie souple, large et rêveur des Allemands, la richesse et la diversité de leur inspiration ont profondément modifié son esprit jadis empreint de rationalisme. Les fougueux polémistes et les bruyants écrivains de 1830 se souviendront de ses violentes diatribes contre les dogmes surannés d’une époque esthétique qui avait alors donné toute sa mesure.

Ainsi, par leur envergure intellectuelle, par leurs personnalités retentissantes et par leurs œuvres si justement célèbres, Chateaubriand et Mme de Staël, laissant loin derrière eux la pléiade des écrivains craintifs ou médiocres, sont les deux noms immortels légués par les lettres contemporaines de Napoléon. Il est à remarquer, et c’est un document simple, mais précieux pour la philosophie de l’histoire, que ces deux grandes figures, malgré leurs oppositions et leurs dissemblances, demeurent célèbres, non seulement par la force des œuvres laissées, mais par la beauté d’une vie consacrée à lutter contre un pouvoir d’oppression. Si l’on fait la part des exclamations oratoires et de ces postures complaisamment héroïques, à la jouissance desquelles tant d’écrivains mêlés aux affaires publiques se sont abandonnés, il y a, dans les brochures politiques de Chateaubriand et dans les Dix années d’exil de Mme de Staël, des pages encore admirables, des appels pathétiques à la justice et à la liberté de penser, des imprécations généreuses contre celui qui avait résolu de ramener sous son joug l’unanimité des énergies humaines.

Au milieu de la contrainte générale des esprits, des bassesses et des turpitudes qu’exigeait l’empereur de ceux qui semblaient le plus soucieux de leur indépendance, Mme de Staël et Chateaubriand symbolisent la lutte de l’idéologie contre les forces aveugles de la tyrannie. Et c’est dans cette activité à chaque instant démantelée par les spoliations, l’exil ou la mise au pilon qu’il faut voir dans une certaine mesure la personnalité profonde qui imprègne leur art. Napoléon, qui prétendait conduire à son gré les multiples forces de l’évolution, rencontra deux esprits que son audace ne put réduire au silence. Chateaubriand et Mme de Staël, pour l’honneur des lettres nationales, ne consentirent point à abdiquer les droits d’expression libre, qui sont le patrimoine de la pensée humaine. Et leur œuvre, par des qualités puissantes de lyrisme, de force intellectuelle et de sensibilité, manifeste deux personnalités ardentes, soucieuses de leur autonomie, s’efforçant d’opposer,