Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/60

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auraient été infailliblement brisés. Aussi bien ne l’essayèrent-ils point. Richement appointés, entourés du respect universel, parce qu’on savait la considération du maître pour eux, ils avaient tout intérêt à se cantonner strictement dans leurs fonctions législatives et réglementaires, encore qu’elles fussent assez mal délimitées. Le Conseil d’État ne prit-il pas, dès le 4 nivôse, une résolution par laquelle il déclara abrogées les lois excluant les anciens nobles des fonctions publiques ? C’était, avant même leur création, montrer l’inutilité du Corps législatif et du Tribunat.

Il fallait encore, en effet, former ces deux corps et, avant eux, le Sénat. Le nombre des candidats était énorme et les plaisanteries ne leur furent point ménagées dans les journaux et dans les pamphlets. « Comment occuper de la chose publique tant de personnes, qui ne pensent qu’à se procurer des places ? écrit la Gazette de France[1]. Ce qui est vraiment plaisant pour celui qui n’en veut pas, c’est de voir l’embarras de ceux qui en cherchent, ils ne savent plus à quelle porte frapper. » Le Moniteur lui-même, dans un passage rapporté par Thiers[2], se moque de toutes les démarches entreprises par les candidats aux diverses situations : « Que de visages peu connus qui s’empressent de se montrer ! Que de noms oubliés qui s’agitent sous la poussière de la Révolution ! Que de fiers républicains de l’an VII se font petits pour arriver jusqu’à l’homme puissant qui veut les placer ! » Le Diplomate du 8 nivôse trace un tableau amusant de la foule qui attendait la publication des noms des citoyens désignés pour siéger au Tribunat ou au Corps législatif : « C’était un spectacle vraiment curieux de voir hier matin les ex-membres du Conseil des Anciens et des Cinq Cents assiéger en masse la porte de l’éditeur Didot pour savoir s’ils étaient sur la bienheureuse liste. Reconnaissez-vous ce visage pâle, ces yeux inquiets ? Entendez-vous cette voix tremblante ? C’est le redoutable L…, il attend, avec l’impatience d’une jeune fiancée, le moment critique. Ne demandez pas si Didot lui a fait une réponse favorable. Entendez-le bénir le Washington français, crier : « Vivent la République et la Constitution de l’an VIII ! » La patrie est encore une fois sauvée, puisque, malgré les lois qui se sont successivement opposées à sa réélection, il n’a cessé, depuis huit ans, de toucher les émoluments de député, et qu’aujourd’hui il se voit encore en place pour cinq ans. Quel est cet autre qui jure après l’intrigue et les contre-révolutionnaires, qui prétend que les royalistes l’emportent, que la liberté est perdue, que le moderne Sylla va nous conduire à la tyrannie royale par le despotisme militaire !… Hélas ! sa marmite vient d’être renversée, et tout Jacobin sans place lucrative désespère de la République ! » La boutade est amusante, mais, il faut bien le reconnaître, sa marmite mise à part, ce Jacobin raisonnait juste !

La Constitution, on s’en souvient, avait remis à Sieyès, Roger Ducos,

  1. 30 frimaire.
  2. Consulat, I, 114-115.