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Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/257

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cependant ses plans s’écroulent. La troupe peut vaincre une émeute, mais une révolution la submerge. Après deux jours de combats, les Parisiens étaient plus nombreux, plus violents, plus audacieux. L’éclair de leurs yeux hardis faisait apparaître l’espérance. Ils se battaient pour la justice, pour le droit. Ils s’offraient à la mort. Et toute la population était debout. Sous la conduite du jeune polytechnicien Charras, l’École polytechnique ayant été licenciée, soixante élèves s’étaient joints au peuple. Un homme comme M. Laffitte, dont les caisses contenaient des millions, présidait, blessé au pied et ne pouvant marcher qu’avec une béquille, les réunions insurrectionnelles des députés. L’illustre La Fayette était prêt à devenir le chef militaire de la révolte. Des avocats, des médecins, des rentiers, des négociants, tous se mêlaient au peuple pour que la libération fût prompte et complète. Comment les officiers, les soldats n’auraient-ils pas été frappés de cela ? Le 5e et le 53e de ligne, qui se trouvaient stationnés sur la place Vendôme firent défection. Les Suisses qui occupaient le Louvre, sur un ordre mal compris, l’abandonnent. Un enfant s’y glisse, appelle les insurgés. Ceux-ci garnissent les fenêtres et tirent. Les Suisses s’enfuient épouvantés. Ainsi deux trouées formidables étaient faites à travers les positions de Marmont, et le drapeau tricolore flottait sur la demeure royale. Il n’en devait plus descendre.

À Saint-Cloud des visites se succédaient. M. de Senmonville, le grand référendaire, et M. d’Argout, après avoir été entretenir Marmont, étaient venus supplier le roi de céder. M. de Polignac les avait devancés. M. de Vitrolles était revenu. L’inconscience, l’impéritie, l’incapacité régnaient avec le roi dans ce palais tranquille, où l’écho des fusillades meurtrières ne soulevait pas un remords. Après diverses discussions, on nomma chef de toutes les troupes le dauphin, qui devenait le chef de Marmont. Celui-ci immédiatement recevait l’ordre d’abandonner Paris : Paris fut abandonné.

Ainsi, devant l’insurrection victorieuse, pas à pas, les contingents armés reculaient. Le drapeau de la force s’inclinait devant la majesté du droit. Face à face pendant trois jours avec ces combattants bariolés, faisant du costume du travail l’uniforme martial de la révolte sainte, les soldats décontenancés, doutant de leurs chefs, comprenant que la consigne ne peut rien entreprendre sur la conscience, ces soldats avaient vu une révélation supérieure à leurs ordres, un droit supérieur à leur force, une discipline morale faite d’idées supérieure à leur discipline physique commandée par le règlement et sanctionnée par la peur. Aussi, après avoir quitté Paris, ils se répandirent à travers champs. À toute heure on venait annoncer une désertion nouvelle ; des soldats rendaient, à Sèvres, leurs fusils aux habitants ; un colonel arrivait à Saint-Cloud avec le drapeau et huit hommes, tout ce qui demeurait de son régiment. Et M. de Polignac, à qui on indiquait ces abandons collectifs qui désorganisaient la troupe, avait cette réponse qui juge l’homme et le temps : « Eh bien, qu’on tire sur la troupe ! »