Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/44

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jour le double geste du bourreau. C’est ce roi qui, sans préparation, sans transition même, venait, tout défiant d’un peuple infidèle, le gouverner. L’âge, en apportant ses douleurs et ses faiblesses à ce corps obèse, inclinait heureusement son esprit vers le repos. À ce goût du repos, le roi sacrifiera un peu de sa hautaine morgue, et s’il demeure, en principe, attaché au droit dévolu par le ciel seul, il acceptera, dans la pratique, des accommodements. À ce penchant pour la paix privée sera due un peu de la triste paix privée qui va, au début du règne, apparaître.

Ce n’était pas le comte d’Artois qui pouvait, par ses conseils, atténuer les effets néfastes que cette situation comportait. Il ne les pouvait qu’aggraver, et il n’y manqua pas. Près de lui, Louis XVIII pouvait passer pour un libéral et être traité comme un esprit ouvert. Toute sa jeunesse le montre ce qu’il demeura : cavalier élégant, homme du monde, convive aimable. Sa tenue martiale, comme colonel-général des Suisses, n’était qu’une des apparences menteuses dont le cabotinage insulte la réalité : dans toute sa vie, cet homme qui, même en 1830, disait qu’il aimait mieux « monter à cheval qu’en charrette », ne parut qu’à une action de guerre, au siège de Gibraltar, où il demeura huit jours, émerveillant l’Espagne belliqueuse par la robuste aisance avec laquelle il s’adonnait à de très pacifiques excès. Naturellement, il fut à la Cour le plus hautain représentant de l’aristocratie : il encouragea toutes les mesures de résistance et, préférant monter en voiture qu’à cheval, le premier de tous, abandonnant son frère, ouvrit vers les frontières la voie de l’émigration. Il séjourna à Turin, s’agita, intrigua, provoqua directement la coalition de Pilnitz, entra même en France, mais il se tint loin des coups. Au même moment, il excite les chouans à la révolte : il leur promet de les réconforter de sa présence, et ceux-ci se lèvent. Le comte d’Artois s’embarque en effet sur la flotte de l’amiral anglais Waren, mais il se fait descendre à l’île d’Yeu pendant que, sur la presqu’île de Quiberon, où on l’attend, les roturiers royalistes meurent pour Dieu et pour le roi. C’est à cette date que Charette écrivait au comte de Provence (Louis XVIII) la lettre fameuse[1].

Charette mourait, en effet, mais le comte d’Artois, élégant et léger, volait vers d’autres intrigues. Il reçut à la cour de Russie une épée enrichie de diamants, de la main même de Catherine II et, avec, un programme superbe puisque cette épée lui était remise, à lui, « pour sauver son peuple ». En fait, il ne la tira que pour la vendre ; il était, en effet, très prodigue, avait, avant la Révolution, toujours dépensé ses quatre millions de revenu (16 millions de la monnaie actuelle), et laissé au Trésor le soin de payer, en plus, 56 millions de dettes. Sa vie ne démentit pas sa jeunesse, et on peut dire, à

  1. « Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu ; il ne me reste plus qu’à me faire tuer inutilement pour Votre Majesté. »