Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/81

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des chiffres et de disposer des troupes. Il y a le facteur moral. Or, le sentiment du désastre, de l’inutilité de l’effort, de la trahison cachée, mais permanente, de la chute, de la fin, ce sentiment avait envahi toutes les âmes. Aucun chef n’avait d’espoir, tous attendaient la venue du pouvoir nouveau, les uns le souhaitant, les autres le redoutant. Comme toujours, les grands intérêts du commerce et de l’industrie, de l’agiotage et de la Banque menaient les intrigues en faveur de la paix, non pas de la paix attendue et voulue parce qu’elle clôt le meurtre collectif, mais de la paix fructueuse qui ouvre l’ère des profits individuels… C’était au milieu de cette cité que Fouché, sans contrôle, gouvernait.

On a vu qu’il avait été nommé chef du Gouvernement provisoire. Dès les premiers jours, il eut le dessein, ordinaire en son âme sordide, de jouer tout le monde, l’armée par Davoust qui lui devint niaisement un instrument, le Parlement par quelques intrigants, le Gouvernement par lui-même, de jouer la France à son profit. On l’a vu s’abouchant avec le duc d’Orléans, alors en Angleterre, et faisant pressentir Wellington. Ce projet était depuis longtemps inscrit dans sa tête. Même avant le retour de l’île d’Elbe, il avait organisé un complot orléaniste dont le général Lallemand et le général Lefebvre-Desnouettes tenaient les fils dans le nord, et c’était la seule irruption de Napoléon qui avait brisé ce complot. Plus tard, sentant que l’entreprise de Napoléon ne serait qu’une courte aventure et prenant des garanties pour l’avenir, il avait continué, même comme ministre de Napoléon, qui le prit à son service sans doute pour le neutraliser, le redoutant davantage hors du pouvoir que dans une fonction. Napoléon avait même surpris ses intrigues avec Metternich, en faveur du duc d’Orléans, et l’aurait fait fusiller si, appelé à la frontière, il n’eût dû ajourner cette exécution.

Fouché donc ne faisait que développer, comme chef du pouvoir, un plan depuis longtemps arrêté. Pour gagner du temps et pour apaiser l’armée, il avait fait proclamer Napoléon II par le Parlement, sachant bien que les puissances ne se rallieraient pas plus à une régence en 1815 qu’en 1814. Mais le duc d’Orléans refusa d’entrer dans ses vues et Wellington aussi. Le duc d’Orléans n’aurait pas été autre chose qu’un usurpateur, et alors à quoi bon chasser Napoléon ? Fouché immédiatement se retourne : il lui faut gagner la faveur des Bourbons. Tout de suite, il agit, envoie prévenir Louis XVIII et prépare Paris et le Parlement à la rentrée solennelle du roi exilé.

Ce n’était pas chose aisée : l’armée était dévouée à Napoléon, le Parlement était presque hostile, en tous cas indifférent aux Bourbons, et le peuple, qui avait vu revenir en 1814 le spectre de l’ancien régime, ne se préparait pas à un enthousiaste accueil. Fouché gagna Davoust. Il avait précisément fait sortir de prison de Vitrolles ramené de Toulouse à Paris. Ce dernier, qui allait partir à la recherche du roi, demeura à Paris où sa présence était plus utile. C’est lui qui, conduit par Oudinot, vit Davoust ; il lui parla, il le gagna