Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/74

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pire, les sûrs pionniers de la société meilleure. Enfantin écrivait en 1853 : « La tribune et la presse doivent se taire pour un temps, afin que le marteau retentisse seul là où parlait la poudre, afin que l’homme écrive sur le sol ses hiéroglyphes de fer, et non sur le papier des rébus politiques ». Mais il ajoutait ailleurs : « L’esprit dort, la chair veille et travaille… Ils ont la force et le vertige, les manieurs de la matière, et dans leur bacchanale, ils maudissent l’esprit, l’idée si bien qu’on pourrait la croire perdue et retournée à Dieu. Mais elle est toujours là, la maligne, elle est là qui se frotte les mains et dit tout bas : Allez, chantez, cancanez, bambochez. Travail et terre, vous enfantez : vous créez un nouveau monde ; que ce nouveau monde naisse entouré de toutes ces ordures, nous le laverons ! ». Le Père le sentait : l’irrésistible poussée industrielle entraînerait le monde plus loin même qu’il ne le voudrait, vers la société nouvelle.

Au profit de qui ? Serait-ce à celui du nouvel Empereur, de sa « dynastie » ? C’est la question que Napoléon III, lui, se pose. Il est, il veut être le promoteur de tout ce grand mouvement. Ce superbe développement industriel, auquel s’applique la bourgeoisie, il veut qu’il apparaisse comme son œuvre. Nous avons dit déjà ses initiatives, au temps de la dictature. Mais il se sent tiraillé, pour ainsi dire, entre les deux groupes d’industrialistes, entre les anciens orléanistes et les saint-simoniens, entre Morny et Enfantin. Certes, il lui plairait d’être le saint-simonien couronné, l’Empereur socialiste, d’aller jusqu’au bout du développement industriel, d’assurer le bonheur de ces classes pauvres, pour lesquelles il éprouve une sympathie réelle. Le progrès que veulent les Saint-Simoniens n’est-il pas celui qu’il a rêvé lui-même ? « L’idée napoléonienne, disait-il il y a déjà bien des années, va vivifier l’agriculture ; elle invente de nouveaux produits ; elle emprunte aux pays étrangers les innovations qui peuvent lui servir. Elle aplanit les montagnes, traverse les fleuves, facilite les communications et oblige les peuples à se donner la main. » Sous l’impulsion du gouvernement nouveau, « moteur bienfaisant de tout l’organisme social », c’est une ère nouvelle qui va commencer. Naguère encore, il l’a déclaré : les profondes réformes sociales ne l’effraient point. Il a dit, dans l’Extinction du paupérisme, en 1844, comment le gouvernement, protecteur naturel des classes laborieuses, peut améliorer la condition de ces classes. « La richesse d’un pays, disait-il, dépend de la prospérité de l’agriculture et de l’industrie, du développement du commerce intérieur et extérieur, de la juste et équitable répartition des revenus publics ». Or, tout cela était miné en France, et ce qu’un Napoléon pouvait se proposer, c’était la restauration industrielle et agricole. Le prétendant avait donc dit comment il ferait cette restauration, comment, par une loi, il donnerait les 9.190.000 hectares de terres incultes qui se trouvaient encore en France à une immense association ouvrière, comment son gouvernement fournirait à cette association les avances nécessaires ; comment, enfin, par une action méthodique, il organiserait les masses