Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/28

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et renonçait à fonder dans le monde réel des intérêts et des forces sa grandeur politique, industrielle et militaire.

À vrai dire, si la France avait scruté plus profondément la pensée allemande, elle aurait vu que son idéalisme n’était ni abstrait, ni vain, qu’il s’alliait, au contraire, à un sens très précis de la réalité, ou plutôt qu’il était l’effort immense de l’esprit pour élever à sa hauteur toute la réalité. Hegel avait dit : « Il ne faut pas s’élever du monde à Dieu, il faut élever le monde à Dieu », c’est-à-dire saisir l’idée de l’univers sans abandonner jamais la réalité immédiate.

Ainsi le génie allemand construisait le pont sublime par où un peuple tout entier pouvait passer de l’audace précise de la spéculation à l’audace précise de l’action. Mais, pour le regard des Français, cet âpre paysage, dont l’architecture hardie des systèmes franchissait les abîmes, était comme noyé d’une brume romantique. Il avait comme un aspect lunaire. Quelques hommes pourtant commençaient à voir la réalité, Quinet surtout. Il n’avait pas attendu les durs avertissements que nous donnera Henri Heine en 1840 ; dès 1831, il annonçait que la communauté du génie allemand se traduirait assurément en communauté nationale et politique ; que l’unité allemande se causerait par la Prusse, et que cette force nouvelle, toute chargée de lourdes rancunes et de vieilles haines, menacerait, en son expansion soudaine et rapide l’Europe et la France elle-même. «  La contradiction, disait-il, est devenue trop flagrante pour pouvoir durer entre la grandeur des conceptions allemandes et la misère des États auxquels elles s’appliquent. L’ambition publique éveillée par 1814, étouffée, à l’étroit dans ses duchés. Je pourrais nommer les plus beaux génies de l’Allemagne à qui le sol manque sous les pas, et qui tombent à cette heure, épuisés et désespérés, sur la borne de quelque principauté faute d’un peu d’espace pour s’y mouvoir à l’aise. Depuis que les constitutions ont fait des citoyens, il ne manque plus qu’un pays pour y vivre, et la forme illusoire de la Diète germanique, assiégée par les princes et par les peuples, tend à s’absorber un matin, sans bruit, dans une représentation constitutionnelle de toutes les souverainetés locales…. Nous n’avions pas songé que tous ces systèmes d’idées, cette intelligence depuis longtemps en ferment et toute cette philosophie du Nord, qui travaille ces peuples, aspireraient aussi à se traduire en évènements dans la vie politique, qu’ils frapperaient sitôt à coups redoublés pour entrer dans les faits et régner à leur tour sur l’Europe actuelle.

« Nous qui sommes si bien faits pour savoir quelle puissance appartient aux idées, nous nous endormions sur ce mouvement d’intelligence et de génie ; nous l’admirions naïvement, pensant qu’il ferait exception à tout ce que nous savons et que jamais il n’aurait l’ambition de passer des consciences dans les volontés, des volontés dans les actions, et de convoiter la puissance sociale et la force politique. Et voilà cependant que ces idées, qui devaient rester si insondables et si incorporelles, font comme toutes celles qui ont jusqu’alors apparu dans le monde et qu’elles se soulèvent en face de nous comme le génie même d’une