Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/63

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un recours à la nationalité allemande ; c’était le droit de la nation qui était invoqué, et un plébiscite allemand consacrerait l’œuvre de la Prusse.

De plus, M. de Bismarck marquait ainsi à la France toute la force et toute l’audace de sa résolution, puisqu’il ne craignait pas, lui, le champion de la prérogative royale, de mettre en mouvement les énergies populaires, d’associer à son jeu le suffrage universel, c’est-à-dire la Révolution. Et pour que M. Benedetti ne fût point incrédule à cette tactique inattendue, il essayait de lui persuader que dans la lutte contre le Parlement prussien il avait suivi non sa pensée propre mais celle du Roi, dans l’unique dessein d’appliquer la confiance du roi enfin conquise à la régénération nationale de l’Allemagne.

Aussi bien, M. de Bismarck ne trichait pas. Il savait que pour accomplir son œuvre téméraire, il avait besoin d’une force immense. Cette force, il ne la trouverait que dans la sympathie de la nation allemande. Cette sympathie, il ne pouvait la conquérir qu’en donnant à toute la nation allemande une part de droit, qu’en l’associant à la grande œuvre. Il n’y avait là, pour lui, à aucun degré, reconnaissance du droit démocratique, mais seulement de la force révolutionnaire. Plus tard, bien plus tard, dans sa retraite morose, quand il dictera ses Pensées et Souvenirs, il dira, sous une forme méprisante, qu’il a dû donner le suffrage universel pour faire aboutir l’unité allemande, comme il y a des diligences qui paient une redevance aux brigands pour avoir le droit de passer. Et sans doute, même à l’heure émouvante où il préparait l’unité allemande et la grandeur prussienne, cet appel à la nation et au suffrage universel ne fut pour lui, comme il l’avouait à Benedetti, qu’un « expédient », un moyen de combat contre l’Autriche, un moyen d’intimidation contre les puissances hostiles ou incertaines qui seraient tentées d’intervenir. Malgré tout, cependant, il est probable qu’il n’outrageait pas alors dans son esprit, au moins à ce degré, la force reconnue nécessaire. En tout cas, il était obligé d’y recourir. C’est lui qui remettait la force de Révolution, glacée depuis des années, dans le courant de la vie allemande, pour que le courant pût emporter l’obstacle.

Cette force, il savait bien, quelles qu’aient pu être plus tard ses fanfaronnades rétrospectives, qu’il ne l’éluderait plus, qu’il ne la supprimerait plus ; mais il se préoccupait, à l’heure même où il allait la mettre en branle, de la limiter et subordonner. En ce point, les témoignages de Benedetti sont du plus vif intérêt.

Ce qu’il proposait à la Diète de Francfort, c’était la convocation d’une Assemblée nationale et populaire qui reviserait le pacte fédéral. Mais quel usage ferait de son pouvoir cette assemblée ? Ne serait-elle point tentée de faire œuvre révolutionnaire, c’est-à-dire de subordonner tous les pouvoirs existants, y compris la monarchie prussienne, à la souveraineté de la nation ? À vrai dire, le danger était à peu près théorique, car il était presque certain que l’Autriche conseillerait à la Diète de ne point se prêter à ce plan de révision. Dès lors c’était la guerre contre l’Autriche, et si la Prusse était victorieuse