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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/361

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taient en ennemis personnels les hommes coupables de chercher le vrai et le juste ; ne sachant même plus reconnaître les formes de courage et les accents de la conscience, ils imputaient aux motifs les plus vils les généreux réveils de la raison ; là où ils parlaient, dans les mess, dans les cercles, ils outrageaient tous les républicains restés fidèles à l’idée même de la République, ils les accablaient des plus ordurières injures, ils excommuniaient et outragaient ceux de leurs camarades, trop rares, qui se risquaient à formuler des réserves, à exprimer un doute. C’était une sorte de coup d’État sourd et ignominieux, qui n’allait pas jusqu’à l’audace des révoltes déclarées et des séditions militaires à ciel ouvert, mais qui encourageait, sans oser s’y livrer, les tentatives factieuses et qui essayait de noyer la justice, la pensée, tout l’esprit de la République, sous un flot énorme et sale, sous un déluge de mensonges, d’injures et de fanatisme.

Oui, ce fut vraiment une crise de militarisme. C’est bien l’armée qui travaillait pour elle-même, pour la sécurité de ses coupables, pour son privilège d’autorité, pour son orgueil de domination, et qui tentait d’imposer sa loi au pays. Phénomène d’autant plus saisissant qu’il était, en effet, nouveau en France, et que, se produisant après trente années de République, il semblait démentir et tourner en dérision toute la vertu éducative du régime républicain. J’en ai déjà dit les causes et comment la réaction, vaincue dans le combat à découvert, avait reporté sur l’armée tous ses soins, tous ses calculs, tout son espoir ; comment aussi, dans une longue paix, l’armée, beaucoup plus professionnelle que populaire, était devenue une vaste corporation, une lourde bureaucratie dont l’orgueil et l’égoïsme montaient à mesure que baissait son idéal.

Mais ce qui est frappant, c’est que la démocratie républicaine, un moment surprise par cet assaut d’apparence formidable, a disposé, dès qu’elle s’est ressaisie, de ressources immenses. C’est elle qui est, pour une large part, responsable, par ses faiblesses premières, du péril qu’elle a couru.