Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/116

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fus estonné de voir telle tragedie : toutesfois, comme vous entendrez, cela ne fut rien au prix de la peur que j’eu bien tost apres. Car comme nous fusmes entrez en une maison de ce village, où selon la mode du pays, nous nous assismes chacun dans un lict de cotton pendu en l’air : apres que les femmes (à la maniere que je diray ci apres) eurent pleuré, et que le vieillard, maistre de la maison eut fait sa harangue à nostre bien-venue : le truchement à qui non seulement ces façons de faire des sauvages n’estoyent pas nouvelles, mais qui au reste aimoit aussi bien à boire et à caouiner qu’eux, sans me dire un seul mot, ne m’advertir de rien, s’en allant vers la grosse troupe de ces danseurs, me laissa là avec quelques uns : tellement que moy qui estois las, ne demandans qu’à reposer, apres avoir mangé un peu de farine de racine et d’autres viandes qu’on nous avoit presentées, je me renversay et couchay dans le lict de cotton sur lequel j’estois assis. Mais outre qu’à cause du bruit que les sauvages, dansans et sifflans toute la nuict, en mangeant ce prisonnier, firent à mes oreilles je fus bien resveillé : encores l’un d’eux avec un pied d’iceluy cuict et boucané qu’il tenoit en sa main, s’approchant de moy, me demandant (comme je sceu depuis, car je ne l’entendois pas lors) si j’en voulois manger, par ceste contenance me fit une telle frayeur, qu’il ne faut pas demander si j’en perdi toute envie de dormir. Et de faict, pensant veritablement par tel signal et monstre de ceste chair humaine qu’il mangeoit, qu’en me menaçant il me dist et voulust faire entendre que je serois tantost ainsi accoustré joint que comme une doute en engendre une autre, je soupçonnay tout aussi tost, que le truchement de propos deliberé m’ayant trahi m’avoit abandonné et livré entre les mains de ces barbares : si j’eusse veu